Au Grand Hôtel de Grasse, un Américain a parié mille dollars contre un louis que la guerre serait finie pour Christmas.
Heureux ceux qui fêteront Noël.
Faiblesse augmente. Étouffements. Complètement aphone depuis lundi. Visite de Sègre, amené par Bardot. Long examen. Moins distant que d’habitude. Inquiet ?
Analyse des crachats : pneumocoques, mais surtout streptos, de plus en plus abondants, malgré leurs sérums spécifiques. Toxi-infection caractérisée.
Radio demain matin.
Symptômes d’infection générale très nets. Bardot et Mazet montent plusieurs fois par jour. Bardot a décidé, à la suite de l’examen radioscopique, une ponction exploratrice.
Que craint-il ? Abcès dans le parenchyme ?
OCTOBRE
Huit jours.
Encore trop faible pour écrire. Somnolent. Petite joie de retrouver ce carnet. Et même ma chambre. Et mes girls.
Tiré d’affaire, une fois encore ?
Pas touché le carnet pendant ces huit jours. Les forces reviennent. La température a définitivement baissé, normale le matin, 37,9 ou 38 le soir.
M’ont tous cru fichu. Et puis, non.
Transporté le lundi 30 à la clinique de Grasse. Opéré par Mical, dans l’après-midi. Sègre et Bardot assistaient. Gros abcès dans le poumon droit. Heureusement bien limité. Ont pu me ramener au Mousquier le cinquième jour.
Pourquoi ne me suis-je pas tué le 29, après la ponction ? N’y ai pas pensé. (Strictement vrai !)
Moins faible. Je devrais penser qu’il est bien regrettable qu’ils m’aient tiré de là ; mais non : j’accepte ce nouvel entracte, avec une joie lâche…
L’interruption dans la lecture des journaux me gêne pour comprendre. J’ignorais la démission du cabinet allemand. Il s’est passé là-bas des choses graves, à coup sûr. La presse suisse dit que Max de Bade a été nommé chancelier pour négocier la paix.
Pas de quoi être bien fier. N’ai même pas été effleuré par la tentation du suicide. N’y ai pensé qu’à mon retour dans cette chambre. Entre le diagnostic de l’abcès et l’intervention, n’ai pensé qu’à une chose : que l’opération soit faite au plus vite — pour réussir.
Plus humiliant encore : pendant tout mon séjour à Grasse, j’ai été obsédé par le regret d’avoir laissé ici le collier d’ambre. J’avais même pris la décision de le confier à Bardot, dès mon retour ici, en lui faisant promettre… de le déposer dans mon cercueil !
Je ne sais pas si je le ferai. Enfantillage de moribond. Si je cède à la tentation, ne me juge pas trop vite, mon petit, ne méprise pas l’oncle Antoine. Le souvenir qui s’attache à ce collier est lié à une pauvre aventure, mais cette pauvre aventure est, malgré tout, ce qu’il y a eu de meilleur dans ma pauvre vie.
Visite de Mical.
Fatigué hier par la visite du chirurgien. M’a donné tous les détails. Gros abcès, bien collecté, cloisonné par des travées fibreuses très résistantes. Pus épais, lié. Avoue qu’il a trouvé le poumon en état de congestion œdémateuse intense. Analyse bactériologique : cultures de streptocoques.
Mical, intéressé par le cas. Relativement peu fréquent : en un an, sur soixante-dix-neuf ypérités traités ici, seulement sept abcès simples, dont le mien. Quatre opérés avec succès. Les trois autres…
Plus rares encore, heureusement, les cas d’abcès multiples. Jamais opérables. Trois cas seulement sur soixante-dix-neuf gazés, et trois morts.
J’ai eu de la veine. (Phrase écrite spontanément. Ne l’aurais certes pas écrite si j’avais pris le temps de réfléchir. Mais, l’ayant écrite, je ne la biffe pas. Sans doute, pas encore assez détaché de la vie pour appeler « déveine » une prolongation du supplice…)
Recommencé à me lever, hier après-midi. Encore amaigri. Perdu 2 kg 400 depuis le 20 septembre.
Le cœur flanche toujours. Digitaline, drosera, deux fois par jour. Perpétuellement en sueur. Malaises, faiblesse, quintes sèches, étouffements, — tout à la fois. Et si l’on me demande comment je vais, je réponds, ces jours-ci, de bonne foi : « Pas mal… »
Journaux suisses donnent des détails plausibles : sur les démarches indirectes, tentées auprès de Wilson par le nouveau cabinet allemand, pour entamer des négociations. Demande d’armistice immédiat, ouvertement formulée. Plausibles, car le dernier discours du chancelier au Reichstag est une franche proposition de paix. L’Allemagne, hier encore si arrogante !
Pourvu que les Alliés n’abusent pas ! Pourvu qu’ils résistent à la tentation de triompher trop… Déjà, partout, une insolence de jockey gagnant. Suis sûr que Rumelles lui-même a oublié que, au printemps, il envisageait le pire : il ne doit pas y avoir, aujourd’hui, triomphateur plus intransigeant que lui !
Le mot « joie », qui revient sans cesse dans la presse française, est choquant. « Délivrance », mais pas « joie » ! Comment oublier si vite la somme de douleurs qui pèse sur l’Europe ? Rien, pas même la fin de la guerre, ne peut empêcher que la douleur domine, et demeure.
Les insomnies recommencent. Je me surprends à regretter les somnolences de l’infection. Tête vide, abattement. Livré aux « spectres ». Juste assez conscient pour bien souffrir.
J’avais voulu donner dans ce carnet une image de moi. Pour Jean-Paul. J’étais déjà, quand j’ai commencé d’y écrire, incapable d’attention, de suite, de travail. Encore un rêve non réalisé.
Qu’importe ? Indifférence gagne, fait tache d’huile.
Offensive générale. Succès partout. Tous les fronts donnent à la fois. On dirait que, depuis qu’il est question de paix, le commandement allié veut mettre bouchées doubles, jouir de son reste. La dernière « battue »…
Un peu mieux, aujourd’hui. Plaisir à écrire.
Visite de Voisenet. Sa figure de bouddha. Face plate ; yeux écartés, sans profondeur d’orbites, paupières épaisses et courbes comme des pétales de fleurs charnues (magnolia, camélia) ; large bouche, lèvres épaisses, lentes à se mouvoir. Visage plein de sagesse. Reposant à regarder. Une espèce de sérénité fataliste, très extrême-orientale.
Prétend avoir des renseignements récents sur l’état d’esprit dans les états-majors. Inquiétant. Les pertes ne comptent plus, depuis qu’on croit pouvoir compter sur la « réserve » américaine, réputée inépuisable. Et sourde résistance contre la paix. Refuser tout armistice, envahir l’Allemagne, signer la paix, à Berlin, etc. Voisenet dit : « Ils pensent victoire, au lieu de penser fin de la guerre. » Et, de plus en plus ouvertement, hostiles à Wilson. Déclarent déjà que les « quatorze points » sont seulement des vues personnelles de W. ; que l’Entente ne les a jamais ratifiés officiellement, etc. Voisenet me fait remarquer que, depuis juillet, depuis les premiers succès militaires, la presse (censurée) parle encore parfois de « Société des Nations », mais plus jamais d’« États-Unis européens ».
Voisenet m’avait laissé quelques numéros de l’Humanité. Frappé de voir combien nos socialistes font piètre figure, quand on a goûté des messages américains. Un ton de partisans bornés. Rien de grand ne peut naître de ces éléments-là, de ces hommes-là. Les politiciens socialistes d’Europe, à ranger parmi les débris de l’ancien monde. À balayer, avec les autres détritus.