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Socialisme. Démocratie. Je me demande si Philip n’avait pas raison, et si les gouvernements vainqueurs vont renoncer aux habitudes de dictature, prises depuis quatre ans. L’impérialisme (républicain), représenté par Clemenceau, se défendra peut-être avant de céder la place ! Peut-être que le foyer du vrai socialisme futur se fondera d’abord dans l’Allemagne vaincue. Parce que vaincue.

16.

Légèrement mieux ces huit derniers jours.

Goiran m’a retrouvé le texte du message du 27. N’ajoute rien de nouveau aux précédents, mais définit avec plus de précision les buts de paix. « Cette guerre prépare un ordre nouveau, etc. » Alliance générale des peuples, seule garantie de la sécurité collective. Quand je vois l’effet de ces paroles sur le « mort en sursis » que je suis, j’imagine ce que peuvent éprouver les millions de combattants, les millions de femmes, de mères ! On n’éveille pas en vain pareilles espérances. Que les dirigeants alliés soient ou non sincères dans leur adhésion aux principes de Wilson, peu importe maintenant : les choses sont telles, la pression unanime sera si forte, que, l’heure venue, aucun politicien d’Europe ne pourra se dérober à la paix qu’on attend.

Je songe à Jean-Paul. À toi, mon petit. Infini soulagement. Un monde nouveau va naître. Tu le verras se consolider. Tu y collaboreras. Sois fort, pour bien collaborer !

Jeudi, 17.

Réponse draconienne de Wilson aux premières avances de l’Allemagne. Exige nettement, avant tous pourparlers, la chute de l’Empire, l’exclusion de la caste militaire, la démocratisation du régime. Au risque, évidemment, de retarder la paix. Intransigeance sans doute indispensable. Ne pas perdre de vue les buts essentiels. Il ne s’agit pas d’obtenir un armistice prématuré ni même une capitulation du Kaiser. Il s’agit du désarmement général et d’une Fédération européenne. Irréalisables, sans la disparition de l’Allemagne et de l’Autriche impériales.

Goiran, très déçu. Ai défendu Wilson contre lui et les autres. Wilson : un praticien averti, qui sait où est le foyer d’infection, et qui vide l’abcès avant de commencer son pansement.

À propos d’abcès, ce bon géant de Bardot explique fort bien que l’ypérite n’est qu’une cause occasionnelle de l’abcès. Lequel, en fait, relève d’une infection secondaire, déterminée par les microbes envahissant le parenchyme à la faveur des lésions congestives provoquées par le gaz.

18 octobre.

Grand-peine aujourd’hui à surmonter ma fatigue. Impossible de lire, si ce n’est les journaux.

Le ton de la presse alliée pour parler de nos « victoires » ! Hugo, devant l’épopée napoléonienne… Cette guerre (aucune guerre) n’a rien d’une épopée héroïque. Elle est sauvage et désespérée. Elle s’achève, comme un cauchemar, dans les sueurs de l’angoisse. Les actes d’héroïsme qu’elle a pu susciter restent noyés dans l’horreur. Ils ont été accomplis au fond des tranchées, dans la gadoue et le sang. Avec le courage du désespoir. Avec le dégoût d’une œuvre répugnante qu’il fallait bien mener jusqu’à son terme. Elle ne laissera que de hideux souvenirs. Toutes les sonneries de clairon, tous les saluts au drapeau, n’y changent rien.

21.

Deux mauvais jours. Hier soir, injection intratrachéale d’huile goménolée. Mais l’infiltration et l’hyperesthésie laryngée ont rendu la manœuvre difficile. Ils se sont mis à trois pour en venir à bout. Ce pauvre Bardot suait à grosses gouttes. J’ai dormi trois grandes heures. Un peu soulagé aujourd’hui.

Mercredi (23 octobre).

Les nouvelles doses de digitaline paraissent un peu plus efficaces.

Je remarque, quand je ne suis pas complètement aphone, que je bégaye plus fréquemment. Autrefois, c’était rare, et toujours le signe d’un grand trouble de conscience. Aujourd’hui, rien d’autre sans doute qu’un indice de déchéance physique.

Journaux. Les Belges à Ostende et à Bruges. Les Anglais à Lille, à Douai, à Roubaix, à Tourcoing. Progression irrésistible. Mais lenteur désespérante des échanges de notes entre l’Allemagne et l’Amérique. Pourtant Wilson paraît avoir obtenu, comme condition préalable, une réforme de la constitution impériale, et l’établissement du suffrage universel. Ce serait un grand point. Obtenir ensuite l’abdication du Kaiser. Demain, ou dans six mois ? La presse insiste sur les troubles intérieurs. Ne pas se leurrer : une révolution allemande pourrait hâter les choses, mais les compliquer aussi. Car Wilson semble décidé à ne traiter qu’avec un gouvernement très stable.

24 octobre.

Non, je n’envie pas l’ignorance habituelle des malades, leurs naïves illusions. On a dit des sottises sur la lucidité du médecin qui se voit mourir. Je crois, au contraire, que cette lucidité m’a aidé à tenir. M’aidera peut-être jusqu’aux approches de la fin. Savoir, n’est pas une malédiction, mais une force. Je sais. Je sais ce qui se passe là-dedans. Mes lésions, je les vois. Elles m’intéressent. Je suis les efforts de Bardot. Dans une certaine mesure, cette curiosité m’est un soutien.

Voudrais pouvoir mieux analyser tout ça. Et l’écrire à Philippe.

Nuit du 24–25.

Journée passable. (N’ai plus le droit d’être exigeant.)

Le carnet, contre les « spectres ».

Trois heures du matin. Longue insomnie, dominée par la pensée de tout ce que la mort d’un individu entraîne dans l’oubli. Me suis d’abord abandonné à cette pensée avec désespoir, comme si elle était juste. Mais non. Pas juste du tout. La mort entraîne peu de chose dans le néant, très peu.

Me suis patiemment appliqué à repêcher des souvenirs. Fautes commises, aventures secrètes, petites hontes, etc. Pour chacune, je me demandais : « Et ceci, est-ce que ça disparaîtra entièrement avec moi ? Est-ce qu’il n’en reste vraiment aucune trace, ailleurs qu’en moi ? » Me suis acharné, près d’une heure durant, à retrouver dans mon passé quelque chose, un acte un peu particulier, dont je sois sûr qu’il ne subsiste rien, rien, nulle part ailleurs que dans ma conscience ; pas le moindre prolongement, pas la moindre conséquence matérielle ou morale, aucun germe de pensée qui puisse, après moi, lever dans la mémoire d’un autre être. Mais, pour chacun de mes souvenirs, je finissais par trouver quelque témoin possible, quelqu’un qui avait su la chose ou qui avait été à même de la deviner — quelqu’un qui vivait peut-être encore, et qui, moi disparu, pourrait, un jour, au hasard d’une réminiscence… Je me tournais et me retournais sur mes oreillers, torturé par un inexplicable sentiment de regret, de mortification, à l’idée que si je ne parvenais pas à trouver quelque chose, ma mort serait une dérision, je n’aurais même pas cette consolation pour l’orgueil d’emporter dans le néant quelque chose m’appartenant en exclusivité.

Et tout à coup j’ai trouvé ! L’hôpital Laënnec, la petite Algérienne.

Je le tiens donc enfin ce souvenir dont je suis sûr d’être l’unique dépositaire ! Dont rien, rien, absolument rien, ne survivra, dès l’instant où j’aurai cessé d’être !

Petit matin. Épuisé de fatigue et incapable de dormir. Brèves somnolences, dont je suis aussitôt tiré par les quintes.

Me suis débattu toute la nuit avec ce souvenir-fantôme. Écartelé entre la tentation d’écrire ma confession dans ce carnet, pour sauver du néant cette trouble histoire, — et, au contraire, le désir jaloux de la garder pour moi seul ; d’avoir au moins ce secret à entraîner avec moi dans la mort.