À son arrivée à Bruxelles, il s’était logé, exprès, loin de la Taverne. Il habitait derrière la gare du Midi, dans une petite maison au fond d’une cour.
Après avoir passé deux heures seul, dans sa chambre, tête à tête avec les documents Stolbach, il ne doutait plus de la complicité des deux états-majors germaniques : les preuves étaient là, irréfutables !… Le butin rapporté par Jacques se composait presque exclusivement des notes prises au jour le jour, par Stolbach, pendant les conversations que le colonel avait eues, à Berlin, avec les chefs de l’état-major et le ministre de la Guerre ; notes qui lui avaient sans doute servi à rédiger les messages qu’il envoyait à Vienne, après chaque entretien. Non seulement ces notes éclairaient d’une lumière crue l’état actuel des pourparlers entre les deux états-majors, mais, par de nombreuses allusions au passé immédiat, elles précisaient l’historique des négociations entre Vienne et Berlin, au cours des semaines précédentes. L’intérêt de ces révélations rétrospectives était considérable : elles confirmaient pour Meynestrel les soupçons que le socialiste viennois Hosmer avait chargé Bœhm et Jacques de lui communiquer, à Genève le 12 juillet ; et elles lui permettaient de reconstituer toute la succession des faits.
Quelques jours à peine après l’attentat de Sarajevo Berchtold et Hötzendorf avaient tout mis en œuvre pour décider leur vieil empereur à profiter des circonstances, à mobiliser immédiatement, et à écraser la Serbie par les armes. Mais François-Joseph s’était montré rétif : il objectait qu’une action militaire autrichienne se heurterait au veto du Kaiser. (« Ah ! ah ! » s’était dit Meynestrel, « ce qui prouve, entre parenthèses, qu’il envisageait déjà très nettement le risque d’une intervention russe et le danger d’une guerre générale !… ») Pour vaincre la résistance de son souverain, Berchtold avait eu alors l’idée audacieuse de dépêcher aussitôt à Berlin son propre chef de cabinet, Alexandre Hoyos, avec mission d’obtenir le consentement de l’Allemagne. Comme on devait s’y attendre, Hoyos s’était d’abord heurté au refus du Kaiser et du Chancelier ; lesquels, en effet, craignant les réactions de la Russie, ne se souciaient nullement de se laisser entraîner par l’Autriche dans une guerre européenne. C’est alors que le parti militaire prussien était entré en scène. Hoyos avait trouvé en lui un auxiliaire tout préparé et très puissant. L’état-major allemand, depuis février 1913, n’ignorait rien du péril slave, ni des machinations qui se tramaient, entre la Serbie et la Russie, contre l’Autriche, — et, par conséquent, contre l’Allemagne. Il soupçonnait même Pétersbourg d’avoir pris, avec la complicité de Belgrade, une part plus ou moins indirecte au meurtre de Sarajevo. Mais les généraux allemands professaient comme un axiome que la Russie ne pouvait, en aucun cas, accepter l’éventualité d’une guerre immédiate, et qu’elle ne se laisserait entraîner dans aucune aventure avant au moins deux ans — avant que ses armements fussent terminés. Poussés par Hoyos, les chefs de l’armée allemande étaient donc parvenus à convaincre Guillaume II et Bethmann que, en l’état actuel de l’Europe, le risque de voir l’intransigeance de la Russie déclencher un conflit général, était assez faible ; et que le prestige germanique avait là une occasion inespérée de s’affirmer avec éclat. Si bien que Hoyos avait pu obtenir carte blanche pour l’Autriche, et rapporter à Vienne la promesse que l’Allemagne soutiendrait sans défaillance son alliée, dans toutes ses revendications. Ce qui expliquait enfin l’incompréhensible politique autrichienne de ces dernières semaines. Et ce qui prouvait, en outre, que, dès ce moment-là, le Kaiser et son entourage avaient plus ou moins vaguement admis, sinon la probabilité, du moins la possibilité d’une guerre générale.
« Heureusement que je suis seul à mettre le nez là-dedans », se dit aussitôt Meynestrel. « Dire que j’ai failli amener Jacques et Richardley pour m’aider ! »
Il était debout, penché sur le lit où, faute de place, il avait étalé les documents en petits paquets sommairement classés. Il prit les notes qu’il avait posées à sa droite, et qui, toutes, se référaient plus ou moins au passé, aux événements du début de juillet, — et il les mit dans une enveloppe qu’il cacheta, après l’avoir chiffrée : n° 1.
Puis il approcha une chaise, et s’assit.
« Revoyons un peu tout ça », se dit-il, en attirant vers lui les notes qu’il avait empilées à sa gauche. « Tout ça, c’est la mission de l’ami Stolbach… Ce paquet-ci, plan de campagne autrichien : stratégie, détails techniques. Pas du tout de mon ressort. À mettre sous enveloppe n° 2… Bien… Ce qui m’intéresse, c’est le reste… Les notes sont datées. Il est donc facile de reconstituer la suite des conversations… But de la mission ? En gros : activer la mobilisation allemande… Voici les premiers feuillets… Dès son arrivée à Berlin, rencontre avec de Moltke… Et cætera… Le colonel insiste pour que l’état-major allemand hâte ses préparatifs militaires… Mais on lui répond : “Impossible ! le Chancelier s’y oppose, et il est soutenu par le Kaiser !” Tiens ! Pourquoi cette opposition de Bethmann !… Il déclare : “Trop tôt !” Voyons un peu ses raisons… Primo : raisons de politique intérieure : il fulmine contre les manifestations populaires, les attaques du Vorwärts, et cætera… Ah ! ah ! Il est très embêté, au fond, par la résistance de la social-démocratie !… Secundo : raisons de politique extérieure ; d’abord, assurer à l’Allemagne l’approbation des neutres, principalement des Anglais… Ensuite, attendre que la menace russe s’accentue ; parce que, le jour où le gouvernement impérial aura devant lui “une Russie manifestement agressive”, il pourra convaincre à la fois les socialistes allemands et l’Europe, que l’Allemagne se trouve “en cas de légitime défense”, et qu’elle est entraînée malgré elle à mobiliser “par prudence”… Bien entendu ! Logique parfaite !… Quelle va être la tactique de Stolbach et des généraux allemands pour forcer la main au camarade Bethmann ?… Toutes ces notes-ci font très bien voir comment est née leur combine… Il s’agit donc d’obliger, sans délai, la Russie à commettre envers l’Allemagne “un acte qui puisse être tenu pour hostile…” “L’obliger, par exemple, à mobiliser”, suggère Stolbach, le 25 au soir. Vieille ficelle !… À quoi on lui répond : “En effet. Pour ça, un bon moyen, un seul, et qui dépend de l’Autriche : la mobilisation autrichienne…” Ils ne sont pas si bêtes qu’on croit, ces généraux ! Ils ont bien compris que, si François-Joseph décrétait la mobilisation de toute son armée — (ce qui, note ici Stolbach, “ne serait plus seulement une menace contre la petite Serbie, mais une menace formelle contre la grande Russie”) — le tsar serait fatalement amené à répondre par sa mobilisation générale. Et devant une mobilisation générale russe, le Kaiser ne pourrait plus refuser son décret de mobilisation. Et le Chancelier n’aurait plus rien à dire : car, une mobilisation allemande, directement motivée par la menace précise d’une invasion russe, pourrait être imposée à tout le monde ; à l’extérieur, comme à l’intérieur ; à l’opinion européenne, comme à l’opinion allemande, déjà fort montée contre les Russes ; et imposée aussi aux social-démocrates… Et, ça, c’est très juste. Les Sudekum et consorts nous rebattent assez les oreilles, à tous les congrès, avec leur péril russe ! Bebel lui-même ! Dès 1900, il déclarait déjà que devant une menace russe il prendrait son fusil !… Les socialistes se trouveraient, cette fois, pris au mot. Pris au piège !… À leur propre piège ! Impossible pour eux, — social-démocratiquement impossible ! — de ne pas collaborer avec leur gouvernement, quand celui-ci s’apprête à défendre le prolétariat allemand contre l’impérialisme cosaque !… Bien joué ! À bientôt donc la mobilisation générale autrichienne !… Et voilà pourquoi, dès le surlendemain de son arrivée à Berlin, l’ami Stolbach multiplie ses dépêches à Hötzendorf pour que l’Autriche s’oriente carrément vers la mobilisation générale… Bravo ! Un machiavélique traquenard que les généraux de Berlin tendent à la Russie, par l’entremise de l’Autriche ! Et pendant ce temps-là, le Kaiser et son Chancelier fument tranquillement leurs cigares, sans se douter du coup ! »