Non. Je n’écrirai rien.
Faiblesse ? Obsession ? Commencement de délire ? Depuis la nuit dernière, ma fin ne m’apparaît plus qu’en fonction du secret. Ce n’est plus à moi, à ma disparition, que je pense, mais à celle du souvenir de Laënnec. (Joseph est venu me parler de la paix : « Bientôt, nous serons démobilisés, Monsieur le major. » J’ai répondu : « Bientôt, Joseph, je serai mort. » Mais ma pensée secrète était : « Bientôt, il ne restera plus rien de l’histoire de la petite Algérienne. »)
Du coup, c’est comme si j’étais devenu maître de mon destin. Par là, j’ai barre sur la mort, puisqu’il dépend de moi, puisqu’il dépend d’une note écrite, d’une confidence à n’importe qui, que ce secret soit ou non dérobé au néant.
N’ai pas pu me retenir d’en parler à Goiran. Sans rien lui dire d’explicite, bien entendu. Sans même une allusion à la petite Algérienne, sans même prononcer le nom de l’hôpital Laënnec. Exactement comme font les enfants qu’un secret étouffe, et qui crient à tous venants : « Je sais quelque chose, mais je ne dirai rien. » Il m’a regardé avec un certain malaise, un certain effroi. Il s’est évidemment demandé si je devenais fou. J’ai goûté — pour la dernière fois, sans doute, — une intense satisfaction d’orgueil.
Essayé de reposer mon cerveau en feuilletant les journaux. En Allemagne aussi, la caste militaire essaie de torpiller la paix. Ludendorff aurait pris la tête d’un mouvement d’opposition contre le chancelier, qu’il accuse publiquement de trahison, pour avoir voulu négocier avec l’Amérique. Mais le courant vers la paix a été le plus fort. Et c’est Ludendorff qui a dû se démettre de son commandement. Bon signe.
Visite de Goiran. Inquiétant discours de Balfour. L’appétit anglais s’éveille : il veut maintenant annexer les colonies allemandes ! Goiran me rappelle que, l’an dernier encore, aux Communes, Lord Robert Cecil affirmait : « Nous sommes entrés dans cette guerre sans aucune visée d’impérialisme conquérant. » (Ils n’en sortiront pas comme ils y sont entrés…)
Wilson est là, heureusement. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ne laissera pas, j’espère, les vainqueurs se partager des noirs comme des têtes de bétail !
Goiran et le problème colonial. Explique très intelligemment l’impardonnable faute que commettraient les Alliés s’ils cédaient à la tentation de se partager les possessions coloniales allemandes. Occasion unique de réviser, en grand, toute la question de la colonisation. Constituer, sous le contrôle de la Ligue des Nations, une vaste exploitation en commun des richesses mondiales. Garantie de paix !
Aggravation subite. Toute la journée, étouffements.
Mes étouffements tendent à prendre un nouveau caractère : spasmodique. Atrocement pénible. Mon larynx se contracte, comme pris dans un poing qui serre. L’étranglement s’ajoute à l’étouffement.
Passé près d’une heure à noter dans l’agenda les progrès du mal. (Ne suis pas certain de pouvoir bien longtemps encore tenir l’agenda à jour.)
C’est le petit Marius qui vient de me monter les journaux. Sentiments affreux. (Ce teint lisse, ces yeux clairs, cette jeunesse… Cette merveilleuse indifférence à sa santé !) Ne voudrais plus voir que des vieux, des malades. Comprends qu’un condamné à mort se jette sur son gardien et l’étrangle, pour ne plus voir cet homme libre, bien portant…
La mécanique se détraque de plus en plus vite. Pas possible que les facultés mentales, elles aussi… Sans doute, assez diminué déjà pour n’en pas avoir conscience.
Aurais-je moins de regret, si, dans ce tête-à-tête, j’avais le souvenir de ce qu’ils appellent dans les livres : un « grand » amour ?
Je pense encore à Rachel. Souvent. Mais en égoïste, en malade : je me dis qu’il serait bon de l’avoir là, de mourir dans ses bras.
À Paris, quand j’ai trouvé ce collier, mon émotion ! Cet élan vers elle ! Fini.
L’ai-je « aimée » ? Personne d’autre, en tout cas. Personne autant, personne davantage. Mais est-ce ça qu’ils appellent tous « l’Amour » ?
Depuis deux jours, la digitaline complètement impuissante. Bardot reviendra tout à l’heure pour essayer une injection d’huile éthérocamphrée.
Visites.
Je les regarde s’agiter. Qu’est-ce que la vie leur réserve encore ? Peut-être que le privilégié, c’est moi.
Las. Las de moi-même. Las — à désirer maintenant que ça finisse !
Je m’aperçois bien que je leur fais peur.
En ces derniers jours j’ai sûrement beaucoup changé. Ça avance vite. Je dois avoir le visage de ceux qui étouffent : le masque d’angoisse… Je sais, rien de plus pénible à voir.
L’aumônier d’à côté a désiré me voir. Il était déjà venu samedi, mais je souffrais trop. L’ai laissé monter aujourd’hui. M’a fatigué. A essayé d’aborder la question, « votre enfance chrétienne, etc. » Je lui ai dit : « Pas ma faute si je suis né avec le besoin de comprendre et l’incapacité de croire. » M’a proposé de m’apporter de « bons livres ». Je lui ai dit : « Qu’est-ce que l’Église attend pour désavouer la guerre ? Vos évêques de France et ceux d’Allemagne bénissent les drapeaux et chantent des Te Deum pour remercier Dieu des massacres, etc. » M’a fait cette réponse stupéfiante (orthodoxe) : « Une guerre juste lève l’interdiction chrétienne de l’homicide. »
Entretien volontairement cordial. Ne savait pas par quel biais me prendre. M’a dit, en partant : « Allons, allons, un homme de votre valeur ne peut pas consentir à mourir comme un chien. » Je lui ai dit : « Et qu’y puis-je, si je suis incroyant — comme un chien ? » Il était à la porte, il m’a regardé curieusement. (Mélange de sévérité, de surprise, de tristesse ; et aussi, m’a-t-il semblé, d’affection.) « Pourquoi vous calomnier, mon fils ? »
Je crois qu’il ne reviendra pas.
Consentirais, à la rigueur, si ça devait faire plaisir à quelqu’un. Mais pour qui jouerais-je une mort chrétienne ?
L’Autriche demande armistice à l’Italie. Goiran vient de monter. La Hongrie proclame son indépendance, et la république.
Est-enfin la paix ?
NOVEMBRE
Le mois de ma mort.
Être privé d’espoir. Pire que la torture de la soif. Malgré tout, la palpitation de la vie est encore en moi. Puissante. Par moments, j’oublie. Pendant quelques minutes je redeviens ce que j’étais, ce que sont les autres, j’ébauche même un projet. Et, brusquement le souffle glacial : de nouveau, je sais.
Mauvais signe : Mazet monte moins souvent. Et quand il vient, me parle de tout, mais à peine de moi.
Vais-je regretter Mazet, et sa tête carrée de garde-chiourme ?
Dire que, passé le seuil de cette chambre, l’univers vivant continue… Dans quel isolement je suis déjà plongé. Aucun vivant ne peut comprendre.