D’un geste qui lui était habituel, Meynestrel pinça son visage entre le pouce et l’index, à la hauteur des tempes, et fit prestement glisser ses doigts le long des joues, jusqu’à la pointe effilée de la barbe.
« Parfait, parfait… On y va tout droit ! Et bon train ! »
Il ramassa rapidement les notes éparses sur la couverture, les enfouit dans une troisième enveloppe, et répéta, à mi-voix :
— « Heureusement que je suis seul à avoir mis le nez là-dedans ! »
Il s’appuya au dossier de sa chaise, croisa les bras, et demeura quelques minutes immobile.
Ces documents apportaient évidemment un « fait nouveau », d’une importance incalculable. Les social-démocrates allemands, à quelques exceptions près, ne soupçonnaient pas cette complicité entre Vienne et Berlin. Les plus acharnés détracteurs du régime impérial se refusaient à penser que celui-ci aurait la sottise de risquer la paix du monde et l’avenir de l’Empire, pour défendre le prestige de l’Autriche ; et ils acceptaient donc les affirmations officielles : ils croyaient que la Wilhelmstrasse avait été « surprise » par l’ultimatum autrichien ; qu’elle n’en avait connu d’avance ni la teneur exacte ni même le caractère agressif ; et que l’Allemagne, de bonne foi, cherchait à s’entremettre entre l’Autriche et ses adversaires. Les plus avertis flairaient bien la possibilité d’une certaine entente entre les états-majors de Vienne et de Berlin. (Haase, le délégué allemand à Bruxelles, que Meynestrel avait rencontré dans la matinée, lui avait raconté la démarche faite par lui, dimanche auprès du gouvernement, pour rappeler solennellement, au nom du Parti, que l’alliance germano-autrichienne était strictement défensive ; et il se montrait vaguement inquiet de cette réponse qu’on lui avait faite : « Mais si la Russie prenait l’initiative d’un acte hostile envers notre alliée ? » Cependant, jusqu’ici, Haase lui-même était fort loin de supposer que la mobilisation générale autrichienne était destinée à jouer le rôle d’un hameçon bien amorcé, que le parti militaire allemand voulait jeter à la Russie !) Cette preuve irréfutable de la complicité, révélée par les notes de Stolbach, pouvait donc devenir, si elle tombait entre les mains des chefs social-démocrates, un engin terrible dans leur lutte contre la guerre. Ils tourneraient aussitôt contre leur gouvernement la violence des attaques qu’ils avaient jusqu’alors réservées au gouvernement de Vienne.
« Un engin d’une telle force explosive », se disait Meynestrel, « que, ma foi, si on l’utilisait bien, l’effet pourrait dépasser toutes prévisions… Oui : on peut tout supposer — même, à la rigueur, un avortement de la guerre !… »
Pendant quelques secondes, il s’imagina le Kaiser et le Chancelier, menacés de voir cette preuve étalée au grand jour — ou pris à partie dans une virulente campagne de presse, qui risquait de retourner contre le gouvernement de l’Allemagne, non seulement le peuple allemand, mais l’opinion mondiale, — et placés devant ce dilemme : ou bien procéder à l’arrestation de tous les chefs socialistes, et déclarer ainsi ouvertement la guerre à tout le prolétariat allemand, à l’Internationale européenne (conjecture à peine concevable) ; ou bien capituler devant la menace des socialistes, et faire hâtivement machine en arrière, en refusant à l’Autriche le concours promis à Hoyos. Alors ? Alors, privée de l’appui allemand, l’Autriche n’oserait sans doute plus persévérer dans ses projets belliqueux, et devrait se contenter d’un marchandage diplomatique… Tous les plans capitalistes de guerre pourraient donc se trouver renversés.
— « C’est à voir ! » murmura-t-il.
Il se leva, fit quelques pas dans la chambre, but un verre d’eau, et revint se rasseoir devant les documents :
« Et maintenant, Pilote, pas d’erreur de tactique !… Deux solutions : faire éclater l’engin, ou bien le cacher, le garder pour plus tard… Première hypothèse : je remets ces paperasses aux mains d’un Liebknecht, par exemple ; et le scandale éclate. Là, deux cas à considérer : le scandale n’empêche pas la guerre, ou bien il l’empêche. — Supposons qu’il ne l’empêche pas, ce qui est probable ; quels avantages ? Évidemment, le prolétariat partirait à la guerre avec la certitude d’avoir été trompé… Bonne propagande pour la guerre civile… Oui, mais le vent souffle en sens opposé : il y a déjà partout “mentalité de guerre”. C’est très frappant, ici, à Bruxelles… Savoir même, si, aujourd’hui, tous les chefs de la social-démo accepteraient de faire éclater l’engin ? Pas sûr… Admettons cependant qu’ils publient les documents dans le Vorwärts. Le journal serait saisi ; le gouvernement démentirait effrontément ; et l’état d’esprit est déjà tel, en Allemagne, que ses démentis auraient sans doute plus de poids que nos accusations… Supposons, maintenant, contre toute vraisemblance, que Liebknecht, en jouant de l’indignation du peuple et de la réprobation universelle, fasse reculer le Kaiser, et parvienne à empêcher la guerre. Évidemment, la force de l’Internationale et la conscience révolutionnaire des masses se trouveraient accrues… Oui, mais… Mais, empêcher la guerre ? Notre meilleur atout !… »
Il resta quelques secondes, les traits figés, en arrêt devant la gravité de la responsabilité à prendre.
— « Pas de ça ! » fit-il à mi-voix. « Pas de ça !… N’y aurait-il qu’une chance sur cent de pouvoir empêcher la guerre, il ne faut pas la courir ! »
Quelques secondes encore, il réfléchit intensément.
« Non, non… De quelque côté qu’on retourne le problème… Actuellement, la seule solution : subtiliser l’engin… »
Il se pencha, et, d’un geste décidé, tira une mallette de sous le lit :