Elle murmura, craintive soudain devant ce front assombri :
— « À quoi pensez-vous, Jacques ? »
Il releva sa mèche, d’un geste brutal :
— « Ah ! » fit-il, serrant malgré lui les poings, « je pense qu’il y a, en ce moment, en Europe, quelques centaines d’hommes qui voient clair, et qui se démènent pour le salut de tous les autres, sans parvenir à se faire entendre de ceux qu’ils veulent sauver ! C’est d’un pathétique absurde ! Parviendrons-nous à secouer l’inertie des masses ? Sauront-elles, à temps… »
Il continuait à parler, et Jenny avait l’air d’écouter ; mais elle n’entendait plus ses paroles. Depuis qu’elle avait surpris le coup d’œil de Jacques vers le cadran, son attention était à la dérive, et elle ne maîtrisait plus les battements de son cœur. Trois jours sans lui !… Elle luttait contre une angoisse qu’elle ne voulait à aucun prix lui laisser voir ; et elle éprouvait une joie si douloureuse à l’avoir là, pour quelques minutes encore vivant et proche, qu’elle suivait tous les jeux de sa physionomie, chaque contraction des maxillaires, chaque froncement des sourcils, chaque éclair de ses yeux mobiles — sans chercher à comprendre ce qu’il disait, perdue dans le crépitement confus des mots et des pensées, comme parmi des gerbes d’étincelles.
Il se tut brusquement :
— « Vous ne m’écoutez pas !… »
Elle battit des cils, et rougit :
— « Non… ».
Puis, gentiment, pour se faire pardonner, elle lui tendit la main. Il la prit, la retourna, et appuya ses lèvres dans la paume. Il sentit aussitôt tous les muscles du bras frémir, et il s’aperçut, avec un trouble subtil, — un trouble tout nouveau — que la petite main, au lieu de s’abandonner, passive, s’écrasait passionnément contre sa bouche.
Mais le temps pressait, et il avait encore une confidence à faire :
— « Jenny, il y a une chose que je veux absolument vous avoir dite, dès ce soir… L’an dernier, à la mort de mon père, j’avais refusé d’entendre parler… de comptes… Je ne voulais pas toucher un sou de cet argent… Hier, j’ai changé d’avis… »
Il fit une pause. Elle s’était redressée, interdite, et elle évitait son regard, bouleversée malgré elle par les idées confuses et contradictoires qui lui traversaient l’esprit.
— « J’ai l’intention de prendre tout cet argent et de le verser aux caisses de l’Internationale, pour qu’il soit immédiatement employé à la lutte contre la guerre. »
Elle respira profondément. Le sang lui revint aux joues. « Pourquoi me parle-t-il de cela ? », se demandait-elle.
— « Vous m’approuvez, n’est-ce pas ? »
Jenny baissa instinctivement le front. Quelle arrière-pensée avait-il, en insistant ainsi sur le mot « approuver » ? Il semblait avoir voulu lui conférer un droit de contrôle sur ses actes… Elle esquissa un vague signe de tête, et releva timidement les yeux. Son expression demeurait volontairement interrogative.
— « Jusqu’ici », continua-t-il, « grâce à mes articles, j’ai toujours gagné ma vie… Le strict nécessaire… Peu importe : je vis au milieu de gens sans ressources, je suis comme eux, et c’est très bien. »
Il fit une longue aspiration, et reprit, très vite, sur un ton qu’un peu de gêne rendit presque bourru :
— « Si cette existence… médiocre… ne vous fait pas peur, Jenny… moi, je ne crains rien pour nous. »
C’était la première allusion à leur avenir, à une existence commune.
Elle pencha de nouveau le front. L’émotion, l’espérance, lui coupaient le souffle.
Il attendit qu’elle se redressât, et, dès qu’il aperçut ce visage éperdu de bonheur, il dit simplement :
— « Merci. »
La serveuse apportait l’addition. Il paya, et releva les yeux sur la pendule.
— « Bientôt moins vingt. Je n’ai même pas le temps de vous ramener chez vous. »
Jenny, sans attendre qu’il lui fît signe, s’était levée. « Il va partir », se disait-elle, oppressée. « Où sera-t-il demain ?… Trois jours… Trois mortels jours. »
Comme il l’aidait à mettre sa jaquette, elle se retourna brusquement, et, de tout près, le dévisagea :
— « Jacques… Ce n’est pas dangereux, au moins ? » Sa voix tremblait.
— « Quoi donc ? » demanda-t-il pour gagner du temps.
Les termes du message de Richardley lui revinrent à l’esprit. Il ne voulait ni lui mentir, ni l’inquiéter. Il fit un effort, et sourit.
— « Dangereux ?… Je ne pense pas. »
Une lueur d’effroi pointa dans les prunelles de la jeune fille. Mais elle abaissa vivement les paupières, et, presque aussitôt, elle sourit à son tour, bravement.
« Elle est parfaite », se dit-il.
Sans parler, l’un contre l’autre, ils gagnèrent le métro Sentier.
Au bord de l’escalier, Jacques s’arrêta. Jenny, qui avait déjà descendu la première marche, se retourna vers lui. L’heure était venue… Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune fille :
— « Jeudi… Vendredi, au plus tard… »
Il la regardait bizarrement. Il fut sur le point de lui dire : « Tu es mienne… Ne nous quittons pas encore, viens avec moi ! » Songeant à la foule, aux bagarres possibles, il dit vite et très bas :
— « Allez-vous-en… Adieu… »
Ses lèvres ébauchèrent un mouvement qui n’était pas vraiment un sourire, ni tout à fait un baiser. Puis il retira brusquement ses mains, lui jeta un long regard et s’enfuit.
XLVII
Il faisait presque jour encore ; l’air était chaud, saturé de fluide orageux.
Les boulevards offraient un aspect inaccoutumé : tous les boutiquiers avaient baissé leurs rideaux de fer ; la plupart des cafés étaient fermés ; sur l’ordre de la police, ceux qui restaient ouverts avaient dégarni leurs terrasses, pour éviter que les chaises et les tables pussent servir à improviser des barricades, et pour laisser le champ libre aux charges des gardes municipaux. Les curieux affluaient. Les autos commençaient à être rares ; quelques autobus continuaient à circuler, en cornant.
Boulevard Saint-Martin, boulevard Magenta, et aux abords de la C. G. T., l’agglomération était particulièrement dense. Un peuple d’hommes et de femmes descendait des hauteurs de Belleville. Des ouvriers de tous âges, en tenue de travail, jaillis de tous les coins de Paris et de la banlieue, se rassemblaient en groupes de plus en plus compacts. Dans les renfoncements, dans les chantiers en construction, aux coins des rues, des pelotons d’agents formaient de noirs essaims autour des autobus de la Préfecture, prêts à les transporter ici ou là, au premier appel.
Vanheede et Mithœrg attendaient Jacques dans un débit du faubourg du Temple.
Sur la place de la République, où la circulation des voitures était interrompue, une multitude affairée était bloquée sur place. Jacques et ses amis, jouant des coudes, essayèrent de se frayer un chemin à travers cette marée humaine, pour rejoindre les rédacteurs de l’Humanité, que Jacques savait rassemblés au pied du monument central. Mais il était déjà impossible d’atteindre le terre-plein, où s’organisait la tête du cortège.
Soudain, un frémissement semblable au murmure du vent fit onduler les têtes, et une cinquantaine de drapeaux, jusque-là invisibles, se dressèrent par-dessus la foule. Sans cris, sans chants, lourd et collé au sol comme une bête rampante qui déplie ses anneaux, le cortège s’ébranla dans la direction de la porte Saint-Martin. En quelques minutes, pareil à un fleuve de laves qui a trouvé sa pente, la foule emplit la large tranchée des boulevards, et, grossie sans cesse par les affluents des voies latérales, se mit lentement à couler vers l’ouest.