Un matin Penthe vint la voir. De la galerie, Arha la vit s’approcher de la Petite Maison avec un air détaché, hésitant, comme si elle se trouvait simplement là par le hasard d’une promenade. Si Arha n’avait pas parlé, elle n’aurait pas gravi les marches. Mais Arha était seule, et elle parla.
Penthe fit la profonde révérence exigée de tous ceux qui approchaient la Prêtresse des Tombeaux, puis s’affala sur les marches aux pieds d’Arha en émettant un son qui ressemblait à « Pfff ! » Elle était devenue grande et dodue ; à la moindre occasion, elle devenait rouge cerise, et pour le moment elle était rouge d’avoir marché.
« J’ai entendu dire que tu étais malade. J’ai mis quelques pommes de côté pour toi. » De dessous sa volumineuse robe noire, elle fit soudain jaillir un filet de jonc contenant six ou huit pommes jaunes et parfaites. Elle était maintenant consacrée au service du Dieu-Roi, et servait dans son temple, sous les ordres de Kossil ; mais elle n’était pas encore prêtresse, et participait toujours aux leçons et aux corvées avec les novices. « Poppe et moi avons trié les pommes cette année, et j’ai gardé les meilleures. Elles font toujours sécher les bonnes. Bien sûr, elles se conservent mieux, mais ça paraît un tel gâchis ! N’est-ce pas qu’elles sont jolies ? »
Arha toucha la peau de satin or pâle des pommes, regarda les tiges, auxquelles s’accrochaient encore délicatement des feuilles brunes. « Oui, elles sont jolies. »
— « Prends-en une », dit Penthe.
— « Pas maintenant. Mais toi, prends-en une. »
Penthe choisit la plus petite, par politesse, et la mangea en quelque dix bouchées juteuses, avec adresse et concentration.
— « Je pourrais manger toute la journée », dit-elle. « Je n’en ai jamais assez. J’aimerais être cuisinière plutôt que prêtresse. Je ferais la cuisine mieux que cette vieille taupe de Nathabba ; et, de plus, j’irais lécher les marmites … Oh, es-tu au courant, pour Munith ? Elle était censée astiquer ces vases de cuivre dans lesquels on conserve l’huile de rose, tu sais, ces espèces de jarres longues et minces avec des bouchons. Elle a cru qu’elle devait aussi nettoyer l’intérieur, alors elle y a fourré sa main, entourée d’un chiffon, tu sais, et ensuite elle ne pouvait plus la retirer. Elle a fait tellement d’efforts que son poignet est devenu tout enflé et tuméfié, tu vois, si bien qu’elle était réellement coincée. Et elle galopait dans tous les dortoirs en hurlant : Je ne peux pas la retirer ! Je ne peux pas la retirer ! Et Punti est tellement sourd qu’il a cru qu’il y avait le feu, et il s’est mis à glapir pour ameuter les autres gardiens, afin qu’ils viennent au secours des novices. Uahto, qui était en train de traire, est sorti en courant de l’étable pour voir ce qui se passait, laissant la porte ouverte, et toutes les chèvres laitières se sont sauvées, et sont arrivées au galop dans la cour, bousculant Punti, les gardiens et les petites filles ; et Munith qui agitait son vase en cuivre au bout de son bras, en pleine crise d’hystérie ; c’était une vraie pagaille, quand Kossil est descendue du temple. Et elle disait : Qu’est ceci ? Qu’est ceci ? »
Le joli visage rond de Penthe fit une moue répugnante, très différente de l’expression froide de Kossil, et pourtant si ressemblante qu’Ahra explosa d’un rire nerveux presque terrifié.
« Qu’est ceci ? Qu’est donc tout ceci ?, disait Kossil. Et alors… et alors la chèvre brune lui a donné un coup de corne… » Penthe fondait de rire, des larmes jaillissaient de ses yeux. « Et M… Munith a frappé la… la chèvre avec le v-v-vase… »
Les deux jeunes filles se balançaient d’avant en arrière, crispées de rire, se tenant les genoux et s’étranglant.
« Et Kossil s’est retournée et a dit : Qu’est ceci ? Qu’est ceci ? À la … à la … à la chèvre … » La fin du récit se perdit dans les rires. Penthe finalement s’essuya les yeux et le nez et entama distraitement une autre pomme.
D’avoir ri tellement fort, Arha se sentait un peu chancelante. Elle se calma, et au bout d’un moment demanda : « Comment es-tu arrivée ici, Penthe ? »
— « Oh, je suis la sixième fille qu’ont eue mon père et ma mère, et ils ne pouvaient pas en élever autant ni les marier toutes. Alors, quand j’ai eu sept ans, ils m’ont conduite au temple du Dieu-Roi et m’ont vouée à lui. C’était à Ossawa. Ils avaient trop de novices là-bas, je suppose, car ils m’ont bien vite envoyée ici. Ou peut-être ont-ils pensé que je ferai une prêtresse exceptionnelle. Mais, là-dessus, ils se trompaient ! » Penthe mordit dans sa pomme, mi-triste, mi-gaie.
— « Aurais-tu préféré ne pas être prêtresse ? »
— « Si j’aurais préféré ! Et comment ! J’aurais mieux aimé épouser un porcher et vivre dans une fosse. J’aurais mieux aimé n’importe quoi que d’être enterrée vive ici pour le restant de mes jours avec un tas de bonnes femmes, dans ce sacré désert où il ne vient jamais personne ! Mais les regrets ne servent à rien, car maintenant j’ai été consacrée et je suis coincée. Mais j’espère bien que dans une prochaine vie je serai danseuse à Awabath ! Je l’aurai bien gagné ! »
Arha baissa sur elle un regard sombre et attentif. Elle ne comprenait pas. Elle avait le sentiment de n’avoir encore jamais vu Penthe, de ne l’avoir jamais regardée ni vue, ronde, pleine de vie et de sève comme une de ses pommes dorées, si belle.
— « Le Temple ne signifie-t-il donc rien pour toi ? » interrogea-t-elle, avec une certaine sévérité.
Penthe, cependant toujours soumise et facilement intimidée ne s’alarma pas, cette fois. « Oh, je sais que tes Maîtres ont beaucoup d’importance pour toi », dit-elle avec une indifférence qui choqua Arha. « Cela se comprend, de toute façon, car tu es leur servante personnelle. Tu n’as pas simplement été consacrée, tu es née pour cela. Mais regarde-moi. Suis-je obligée d’éprouver une telle crainte, et tout le reste, envers le Dieu-Roi ? Après tout, ce n’est qu’un homme, même s’il vit à Awabath dans un palais long de vingt kilomètres, avec des toits en or. Il a environ cinquante ans, et il est chauve. Tu peux le voir sur toutes ses statues. Et je te parie qu’il doit se couper les ongles des orteils, comme n’importe quel autre homme. Je sais parfaitement qu’il est aussi un dieu. Mais mon opinion est qu’il sera beaucoup plus divin après sa mort. »
Arha était de l’avis de Penthe, car en secret elle en était arrivée à considérer ceux qui se faisaient appeler les Divins Empereurs de Kargad comme des parvenus, des faux dieux tentant de s’accaparer l’adoration due aux vraies et éternelles Puissances. Mais il y avait sous les paroles de Penthe quelque chose qu’elle ne pouvait admettre, quelque chose d’entièrement neuf pour elle, et de terrifiant. Elle n’avait pas compris jusqu’ici à quel point les gens étaient différents, à quel point différente leur façon de voir la vie. C’était comme si elle venait de découvrir soudain en levant les yeux une nouvelle planète immense et très peuplée, juste derrière la fenêtre, un monde entièrement étranger, où les dieux n’avait pas d’importance. Effrayée par la force de l’impiété de Penthe, elle dit :
— « C’est vrai. Mes Maîtres sont morts depuis très très longtemps et ils n’ont jamais été des hommes… Sais-tu, Penthe, que je pourrais te faire entrer au service des Tombeaux ? » Elle parlait avec affabilité, comme si elle eût offert à son amie une meilleure solution.
Le rose s’effaça d’un coup des joues de Penthe.
— « Oui », dit-elle, « tu le pourrais. Mais je ne suis pas… je ne suis pas celle qu’il faut pour cette tâche. »