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« Tu es venu les adorer », dit-elle, railleuse.

— « Je suis venu les piller. »

Elle contempla son visage grave. « Fanfaron ! »

— « Je savais que ce ne serait pas facile. »

— « Facile ? C’est impossible ! Si tu n’étais pas un incroyant, tu saurais cela. Les Innommables veillent sur ce qui est leur. »

— « Ce que je cherche n’est pas à eux. »

— « C’est à toi, sans doute ? »

— « Je puis le revendiquer, »

— « Qu’est-tu donc – un dieu ? Un roi ? » Elle le toisa, enchaîné, sale, épuisé. « Tu n’es rien d’autre qu’un voleur ! »

Il ne souffla mot, mais son regard soutint le sien.

« Tu ne dois pas me regarder ! » dit-elle d’une voix aiguë.

— « Madame », dit-il, « Je ne voulais pas vous offenser. Je suis un étranger, un intrus. Je ne connais pas vos usages, non plus que les égards dus à la Prêtresse des Tombeaux. Je suis à votre merci, et vous demande pardon si je vous ai offensée. »

Elle resta silencieuse, et en un instant sentit le sang affluer à ses joues, brûlant, absurde. Mais il ne la regardait pas et ne la vit pas rougir. Il avait obéi et détourné son regard sombre.

Aucun d’eux ne parla pendant un temps. Les figures peintes, tout autour, les fixaient de leurs yeux tristes et aveugles.

Elle avait apporté une cruche en grès pleine d’eau. Les yeux de l’homme erraient sans cesse dans cette direction, et au bout d’un moment, elle dit : « Bois, si tu veux. »

Il se jeta aussitôt sur la cruche, et la soulevant comme si elle eût été aussi légère qu’une coupe de vin, but une longue, longue gorgée. Puis il humecta un coin de sa manche et nettoya de son mieux son visage et ses mains de la crasse, du sang séché et des toiles d’araignée. Cela lui prit un certain temps, et la jeune fille l’observait. Quand il eut terminé, il avait meilleur aspect, mais cette toilette de chat révélait les cicatrices qu’il portait sur un côté de son visage : de vieilles cicatrices depuis longtemps guéries, blanchâtres sur sa peau sombre, quatre sillons parallèles, de l’œil à la mâchoire, comme tracés par les griffes d’une serre immense.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t-elle. « Cette cicatrice. »

Il ne répondit pas tout de suite.

— « Un dragon ? » fit-elle, dans une tentative ironique. N’était-elle pas venue ici pour narguer sa victime, le tourmenter en lui démontrant son impuissance ?

— « Non, pas un dragon. »

— « Tu n’es donc pas Maître des Dragons, du moins. »

— « Si », dit-il, avec une certaine réticence. « Je suis Maître des Dragons. Mais les cicatrices datent d’avant cela. Je vous ai dit que j’ai déjà rencontré les Puissances des Ténèbres, en d’autres endroits de la Terre. Ce que vous voyez sur mon visage est la marque d’un allié des Innommables. Mais celui-là n’est plus innommable, car j’ai fini par apprendre son nom. »

— « Que veux-tu dire ? Quel nom ? »

— « Je ne puis vous le révéler », fit-il en souriant, bien que son visage demeurât grave.

— « C’est une absurdité, un bavardage de fou, un sacrilège. Ils sont les Innommables ! Tu ne sais pas de quoi tu parles… »

— « Si, Prêtresse ! Même mieux que vous », dit-il, tandis que sa voix devenait plus profonde. « Regardez encore ! » Il tourna la tête de sorte qu’elle fût obligée de voir les quatre terribles marques en travers de sa joue.

« Je ne te crois pas », dit-elle, la voix tremblante.

— « Prêtresse », dit-il doucement ; « vous n’êtes pas très vieille ; vous ne pouvez être depuis très longtemps au service des Ténébreux. »

— « Mais si. Depuis très longtemps ! Je suis la Première Prêtresse, la Réincarnée. Je sers mes maîtres depuis un millier d’années, et un millier d’années encore avant cela. Je suis leur servante, et leur voix et leurs mains. Et je suis leur vengeance sur ceux qui souillent les Tombeaux et contemplent ce qui ne doit pas être vu ! Cesse de mentir et de te vanter ; ne vois-tu pas qu’il suffit d’un mot pour que mon garde vienne et te tranche la tête ? Et si je m’en vais et verrouille cette porte, personne ne viendra, jamais, et tu mourras ici dans le noir, et ceux que je sers mangeront ta chair et dévoreront ton âme, et ne laisseront que tes os dans la poussière. »

Il hocha la tête d’un air calme.

Elle bredouilla, et ne trouvant plus rien à dire, quitta la pièce d’un air majestueux, bouclant sur elle la porte avec un bruit retentissant. Qu’il croie donc qu’elle ne reviendrait plus ! Qu’il sue de peur, là dans le noir, qu’il la maudisse et tremble, et tente d’opérer ses charmes inutiles et détestables !

Mais en pensée elle le vit s’étirer avant de dormir, comme elle l’avait vu faire devant la porte en fer, serein comme un mouton dans un pré ensoleillé.

Elle cracha sur la porte verrouillée, fit le signe qui écartait la souillure, et s’en alla, presque en courant, dans l’En-Dessous des Tombeaux.

Comme elle longeait le mur pour se rendre à la trappe dans la Salle, ses doigts effleuraient les plans et les nervures fines du rocher, pareils à une dentelle figée. Le désir la saisit d’allumer sa lanterne, pour revoir, juste un instant, la pierre ciselée par le temps, le chatoiement délicat des murs. Elle ferma les yeux très fort et poursuivit en hâte son chemin.

VII. LE GRAND TRÉSOR

Jamais les rites et les tâches quotidiennes n’avaient paru si nombreux, si insignifiants, ni si longs. Les petites filles au visage pâle et aux manières furtives, les novices agitées, les prêtresses dont l’apparence était austère et froide mais dont la vie n’était qu’un secret mélange de jalousies, de misères, de petites ambitions et de vaines passions – toutes ces femmes, parmi lesquelles elle avait toujours vécu et qui constituaient pour elle l’humanité, lui apparaissaient maintenant à la fois pitoyables et ennuyeuses.

Mais elle, qui servait les grandes puissances, elle, la prêtresse de la Nuit inexorable, était affranchie de cette médiocrité. Elle n’avait pas à se soucier de la mesquinerie écrasante de la vie commune, de ces journées dont le seul plaisir à espérer était d’obtenir sur ses lentilles une plus grosse louche de graisse de mouton que la voisine… Elle était entièrement affranchie de ces journées. Sous terre, il n’y avait pas de jours. Il n’y avait seulement et toujours que la nuit.

Et dans cette nuit sans fin, le prisonnier : l’homme noir, praticien d’arts noirs, enchaîné par le fer et enfermé par la pierre, qui attendait qu’elle vienne, ou ne vienne pas, qu’elle lui apporte de l’eau, du pain et la vie, ou un couteau et une bassine de sacrifice, et la mort, selon sa fantaisie.

Elle n’avait parlé de l’homme qu’à Kossil, et Kossil n’en avait parlé à personne d’autre. Il était dans la Chambre Peinte depuis trois jours et trois nuits à présent, et Kossil ne s’était pas encore enquise de lui auprès d’Arha. Peut-être supposait-elle qu’il était mort, et qu’Arha avait fait porter par Manan son cadavre dans la Chambre des Ossements. Cela ne ressemblait pas à Kossil de prendre quoi que ce soit pour argent comptant : mais Arha se disait que son silence n’avait rien d’étrange. Kossil aimait que tout fût tenu secret, et détestait poser des questions. En outre, Arha lui ayant dit de ne pas s’immiscer dans ses affaires, Kossil ne faisait qu’obéir.

Cependant, si l’homme était censé être mort, Arha ne pouvait demander de nourriture pour lui. Aussi, à part quelques pommes et des oignons séchés volés dans les caves de la Grande Maison, elle se passait de nourriture. Elle se faisait porter les repas du matin et du soir à la Petite Maison, prétendant qu’elle voulait manger seule, et chaque nuit descendait les aliments à la Chambre Peinte dans le Labyrinthe, excepté les soupes. Elle avait l’habitude de jeûner, jusqu’à quatre jours de suite, et n’y attachait pas d’importance. L’être prisonnier dans le Labyrinthe avalait ses maigres portions de pain, de fromage et de haricots comme un crapaud gobe une mouche : un coup de dent, et tout avait disparu. De toute évidence, il aurait pu en manger cinq ou six fois plus ; mais il la remerciait calmement, comme s’il eût été son invité et elle l’hôtesse, à une table comme celle dont elle avait entendu parler, dans les festins du palais du Dieu-Roi, garnie de viandes rôties et de pain beurré, et de vin en flacons de cristal. Il était très bizarre.