Выбрать главу

Il ne répondit pas.

Elle posa le manteau sur le sol et le contempla. Elle tremblait un peu, et ses yeux étaient toujours agrandis et sombres.

Brusquement, elle tomba à genoux, se prosterna, et se mit à pleurer, à sanglots profonds qui lui tordaient le corps mais sans larmes.

Il descendit du coffre avec raideur, et se pencha sur elle. « Tenar… »

— « Je ne suis pas Tenar. Je ne suis pas Arha. Les dieux sont morts ; les dieux sont morts ! »

Il posa ses mains sur sa tête et repoussa le capuchon. Il se mit à parler. Sa voix était douce, et les mots étaient d’une langue qu’elle n’avait jamais entendue. Leur son dans son cœur était comme la pluie qui tombe. À les écouter, elle s’apaisa.

Quand elle fut calmée, il la souleva, et la posa comme une enfant sur l’immense coffre où lui-même s’était étendu. Il posa sa main sur les siennes.

« Pourquoi pleurais-tu, Tenar ? »

— « Je vais te le dire. Mais peu importe que je te le dise ; tu ne peux rien. Tu ne peux m’aider. Tu es en train de mourir, toi aussi, n’est-ce pas ? Donc cela n’a aucune importance. Rien n’a d’importance. Kossil, la Prêtresse du Dieu-Roi a toujours été cruelle, et n’a de cesse que je te tue, comme j’ai tué les autres. Et je ne veux pas le faire. De quel droit le demande-t-elle ? Elle a défié les Innommables, s’est moquée d’eux, et je lui ai jeté un sort. Et depuis, j’ai peur d’elle, car ce qu’a dit Manan est vrai, elle ne croit pas aux dieux. Elle veut qu’on les oublie, et elle va me tuer pendant mon sommeil. Alors je ne dors plus. Je ne suis pas retournée à la Petite Maison. Je suis restée dans la Salle du Trône toute la nuit, dans l’une des soupentes où l’on garde les robes de danse. Avant le jour, je suis descendue à la Grande Maison et j’ai volé de la nourriture dans la cuisine, puis je suis retournée à la Salle où je suis demeurée toute la journée. J’essayais de trouver ce que je devrais faire. Et ce soir… ce soir, j’étais tellement fatiguée ! J’ai alors pensé que je pourrais aller dormir dans un lieu sacré, qu’elle aurait peur d’y aller. Aussi, je suis descendue dans l’En-Dessous des Tombeaux. La grande caverne où je t’ai vu pour la première fois. Et… et elle était là. Elle a dû rentrer par la porte en roc rouge. Elle était là, avec une lanterne. Fouillant la tombe creusée par Manan, pour voir si elle contenait un cadavre. Comme un rat dans un cimetière, un gros rat noir, fouissant le sol. Et la lumière qui brûlait dans le Lieu Sacré, le lieu des ténèbres ! Mais les Innommables n’ont rien fait. Ils ne l’ont pas tuée, ne l’ont pas rendue folle. Ils sont vieux, comme elle l’a dit. Ils sont morts. Ils ont tous disparu. Et je ne suis plus prêtresse. » L’homme écoutait, sa main toujours sur la sienne, la tête un peu inclinée. Une certaine vigueur était revenue dans sa mine et dans son maintien, malgré les cicatrices sur sa joue, d’un gris livide, et la poussière qui poudrait encore ses habits et ses cheveux.

« Je suis passée près d’elle, traversant l’En-Dessous des Tombeaux. Sa chandelle faisait plus d’ombre que de lumière, et elle ne m’a pas entendue. J’ai voulu entrer dans le Labyrinthe pour m’éloigner d’elle. Mais une fois dedans, je croyais sans cesse l’entendre derrière moi. Tout au long des couloirs, j’entendais toujours quelqu’un, derrière moi. Et je ne savais où aller. Je croyais être en sûreté ici, je croyais que mes Maîtres me protégeraient et me défendraient. Mais non, ils ont disparu, ils sont morts !… »

—  « C’était à cause d’eux que tu pleurait – à cause de leur mort ? Mais ils sont ici, Tenar, ici ! »

— « Comment le sais-tu ? » dit-elle, presque indifférente.

— « Parce que, à chaque instant, depuis que j’ai posé le pied dans la caverne sous les Pierres Tombales, j’ai déployé tous mes efforts pour les apaiser, afin qu’ils ne se rendent pas compte de ma présence. J’y ai dépensé tous mes dons, consumé toute ma force. J’ai empli ces tunnels d’un réseau sans fin de sorts, sorts de sommeil, d’apaisement, de dissimulation, et cependant ils savent que je suis là, mi-conscients, mi-endormis, mi-éveillés. Mais je suis presque à bout, épuisé par cette lutte. Ce lieu est vraiment terrible. Un homme seul n’a rien à espérer ici. Je mourais de soif quand tu m’as donné de l’eau, mais ce n’est pas seulement l’eau qui m’a sauvé. C’est l’énergie des mains qui me la donnaient. » Disant cela, il retourna la main de la jeune fille, paume en l’air, dans la sienne, et la fixa un moment ; puis il se détourna, fit quelques pas dans la pièce et s’arrêta à nouveau devant elle. Elle ne dit mot.

« Pensais-tu vraiment qu’ils étaient morts ? Tu sais bien qu’ils ne le sont pas, dans ton cœur. Ils ne meurent pas. Ils sont ténébreux et immortels, et ils haïssent la lumière, la brève et brillante lumière de notre mortalité. Ils sont immortels, mais ce ne sont point des dieux. Jamais ils ne le furent. Ils ne méritent pas l’adoration d’une âme humaine. »

Elle écoutait, les yeux lourds, le regard rivé à la lanterne vacillante.

« Que t’ont-ils donné, Tenar ? »

— « Rien », murmura-t-elle.

— « Ils n’ont rien à donner. Ils n’ont pas le pouvoir de faire. Leur seul pouvoir est de noircir et de détruire. Ils ne peuvent quitter ce lieu : ils sont ce lieu ; et il faudrait le leur laisser. Il ne faut ni les nier ni les oublier, mais non plus les adorer. La Terre est belle, et lumineuse, et bonne, mais ce n’est pas tout. La Terre est aussi terrible, et noire, et cruelle. Le lapin crie quand il meurt dans les vertes prairies. Les montagnes crispent leurs mains immenses pleines d’un feu caché. Il y a des requins dans la mer, et de la cruauté dans les yeux des hommes. Et là où les hommes adorent ces choses et s’abaissent devant elles, naît le mal ; il y a de par le monde des lieux où se rassemblent les ténèbres, des lieux tout entiers abandonnés à Ceux que nous appelons Innommables, les puissances anciennes et sacrées de la Terre avant la Lumière, les puissances de l’obscurité, de la ruine, de la folie. Je crois qu’ils ont depuis longtemps rendue folle ta prêtresse, Kossil ; je crois qu’elle a rôdé dans ces cavernes comme elle rôde dans le labyrinthe de son moi, et à présent elle ne peut plus voir la lumière du jour. Elle te dit que les Innommables sont morts ; seule une âme perdue, à la vérité perdue, pourrait croire cela. Ils existent. Mais ils ne sont pas tes Maîtres. Ils ne l’ont jamais été. Tu es libre, Tenar. On t’a appris à être esclave, mais tu as brisé tes chaînes. »

Elle écoutait, bien que son expression demeurât inchangée. Il ne dit plus rien. Ils étaient silencieux ; mais non de ce silence qui emplissait la pièce avant qu’elle y entrât. Il y avait maintenant le bruit de leurs deux respirations, et le mouvement de la vie dans leurs veines, et la chandelle qui brûlait dans sa lanterne d’étain, signe infime de vie.

« Comment se fait-il que tu connaisses mon nom ? »

Il arpentait la salle, déplaçant la poussière fine, et étirait ses bras et ses épaules pour essayer de combattre l’engourdissement du froid.

— « Connaître les noms est mon métier. Mon art. Pour rendre une chose magique, vois-tu, il faut découvrir son vrai nom. Dans mon pays, nous gardons caché notre vrai nom, toute la vie durant, de tous, sauf ceux en qui nous avons entière confiance ; car un nom recèle un grand pouvoir, et un grand danger. Autrefois, au commencement du temps, quand Segoy éleva les Iles de Terremer des profondeurs de l’océan, toutes les choses portaient leur vrai nom. Et tout acte de magie, toute sorcellerie, repose encore sur la connaissance – le réapprentissage, le souvenir – de l’ancien et vrai langage de la Création. Il faut, bien sûr, apprendre les envoûtements, la manière de se servir des mots ; et il faut en connaître également les conséquences. Mais ce à quoi un sorcier consacre sa vie, c’est de découvrir les noms des choses, et de découvrir comment découvrir le nom des choses. »