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Le crépitement des flammes réveilla le dormeur. Il se mit sur son séant frotta ses mains sur son visage barbouillé, enfin se leva avec raideur et s’approcha du feu.

« Je me demande… » dit-il d’une voix ensommeillée.

— « Je sais, mais nous ne pouvons passer toute la nuit ici sans feu. Il fait trop froid. » Au bout d’une minute, elle ajouta : « A moins que tu ne connaisses quelque magie qui nous garde au chaud, ou qui dissimule le feu… »

Il s’assit près du feu, les pieds presque dedans, les bras autour des genoux. « Brr » fit-il. « Le feu vaut beaucoup mieux que la magie. J’ai pratiqué une illusion autour de nous ; si quelqu’un vient, nous semblerons des bâtons et des pierres à ses yeux. Qu’en penses-tu ? Vont-ils nous suivre ? »

— « Je le crains, mais ne le pense pas. Personne sauf Kossil n’était informé de ta présence. Kossil, et Manan. Et ils sont morts. Elle se trouvait certainement dans la Salle du Trône quand celle-ci s’est écroulée. Elle attendait devant la trappe. Et les autres doivent croire que j’étais dans la Salle ou dans les Tombeaux, et que j’ai été écrasée par le tremblement de terre. Elle mit elle aussi ses bras autour de ses genoux, elle frissonna. « J’espère que les autres bâtiments ne se sont pas écroulés. C’était difficile à voir de la colline : il y avait tellement de poussière ! Tous les temples et les maisons ne sont sûrement pas effondrés, la Grande Maison où dormaient toutes les filles. »

— « Je ne pense pas. Ce sont les Tombeaux qui se sont dévorés eux-mêmes. J’ai vu le toit d’or de quelque temple lorsque nous nous sommes détournés ; il était toujours debout. Et il y avait des silhouettes en bas de la colline, des gens qui couraient. »

— « Que vont-ils dire, que vont-ils penser ? Pauvre Penthe ! Il se peut qu’elle soit obligée de devenir maintenant Grande Prêtresse du Dieu-Roi. Elle qui a toujours voulu s’enfuir… Moi, je ne voulais pas. Peut-être s’enfuira-t-elle à présent. » Tenar sourit. Il y avait en elle une joie que nulle pensée, nulle crainte ne pouvait assombrir, cette même joie confiante qui avait surgi en elle, à son réveil dans la lumière dorée. Elle ouvrit son sac et en sortit deux petits pains plats ; elles en tendit un à Ged par-dessus le feu et mordit dans l’autre. Le pain était dur, aigre, délicieux.

Ils mastiquèrent tous deux en silence pendant un moment.

« À quelle distance sommes-nous de la mer ? »

— « Il m’a fallu deux jours et deux nuits pour venir. Il nous faudra plus longtemps pour le retour. »

— « Je suis forte », dit-elle.

— « Oui. Et vaillante. Mais ton compagnon est fatigué », fit-il en souriant. « Et nous n’avons pas tellement de pain. »

— « Trouverons-nous de l’eau ? »

— « Demain, dans les montagnes. »

— « Peux-tu nous trouver de quoi manger ? » questionna-t-elle, timide et indécise.

— « Pour chasser, il faut du temps et des armes. »

— « Je veux dire… tu sais, avec des charmes. »

— « Je peux appeler un lapin », dit-il, en attisant le feu à l’aide d’une branche de genévrier tordue. « Les lapins sortent de leurs terriers, partout autour de nous, en ce moment. C’est leur heure. Je pourrais en appeler un par son nom, et il viendrait. Mais voudrais-tu capturer et dépouiller un lapin que tu aurais fait venir de cette façon ? Peut-être, si tu mourais de faim. Mais ce serait un abus de confiance, à mon avis. »

— « Oui. Je pensais que, peut-être, tu pourrais simplement… »

— « Commander un souper. Oh, je le pourrais. Dans de la vaisselle d’or, si cela te plaît. Mais c’est de l’illusion, et quand on mange des illusions on se retrouve plus affamé encore qu’avant. C’est à peu près aussi nourrissant que de manger des mots. » Elle vit ses dents blanches étinceler un instant à la lueur du feu.

— « Ta magie est particulière », dit-elle, avec une certaine dignité, d’égal à égal, de Prêtresse à Mage. « Elle semble n’être utile que pour les questions d’importance. »

Il remit du bois dans le feu, qui flamba dans le crépitement d’une gerbe d’étincelles dans un parfum de genévrier.

— « Peux-tu vraiment appeler un lapin ? » interrogea soudain Tenar.

— « Veux-tu que je le fasse ? »

Elle acquiesça.

Il s’écarta du feu et dit doucement, vers les ténèbres immenses éclairées d’étoiles : «  Kebbo… O kebbo… »

Silence. Aucun bruit ; aucun mouvement. Mais soudain, à la lisière de la lumière vacillante du feu, émergea un œil rond comme un caillou de jais tout près du sol. La courbe d’un dos fourré ; une oreille, longue, tendue, en alerte.

Ged parla à nouveau. L’oreille battit, et l’animal surgit soudain de l’ombre ; puis, comme la petite bête faisait demi-tour, Tenar la vit tout entière, l’espace d’un moment ; et d’un bond agile le lapin repartit insouciant à ses affaires, dans la nuit.

« Ah ! » dit-elle, laissant échapper son souffle. « C’est charmant. » Et aussitôt : « Pourrais-je en faire autant ? »

— « Eh bien… ».

— « C’est un secret », dit-elle immédiatement ayant retrouvé sa dignité.

— « Le nom de lapin est un secret. Ou, du moins, il ne faut pas l’utiliser à la légère, sans raison. Mais ce qui n’est pas un secret plutôt un don, ou un mystère, vois-tu, c’est le pouvoir d’appel. »

— « Oh » dit-elle, « tu l’as, je le sais. » Il y avait dans sa voix une passion que ne parvenait pas à dissimuler une moquerie feinte. Il la regarda et ne répondit point.

Il était encore épuisé par son combat contre les Innommables ; il avait usé sa force dans les tunnels frémissants. Bien qu’il eût gagné, son humeur n’était guère triomphante. Il se pelotonna bientôt le plus près possible du feu et s’endormit.

Tenar resta assise, alimentant le brasier et observant les constellations hivernales qui flamboyaient d’un horizon à l’autre, jusqu’à ce que la tête lui tournât de beauté et de silence et qu’elle s’assoupît.

Ils se réveillèrent en même temps. Le feu était mort. Les étoiles qu’elle avait contemplées étaient maintenant loin au-dessus des montagnes, et de nouvelles s’étaient levées à l’est. C’était le froid qui les avait tirés du sommeil, le froid sec de la nuit désertique, le vent pareil à une lame de glace. Le ciel se voilait de nuages venant du sud-ouest.

Le bois ramassé pour le feu était presque épuisé. « Marchons », dit Ged, « l’aube n’est plus très loin. » Il claquait tellement des dents qu’elle comprit à peine. Ils se mirent en chemin, entreprirent l’ascension du long versant ouest. Les buissons et les rochers paraissaient noirs sous la lumière des étoiles, et il était aussi facile de marcher qu’en plein jour. Après le froid des premiers moments, la marche les réchauffa ; ils cessèrent de se recroqueviller et de frissonner, et leur allure se fit plus aisée. Si bien qu’au lever du soleil, ils étaient sur la première éminence des montagnes de l’ouest, qui avaient jusque-là muré la vie de Tenar.

Ils firent halte dans un bocage dont les feuilles dorées, frissonnantes, s’accrochaient encore aux rameaux. Il lui dit que c’étaient des trembles ; elle ne connaissait pas les arbres, sinon le genévrier, les peupliers maladifs près de la source, et les quarante pommiers du verger du Lieu. Un petit oiseau dans les trembles fit : « cui-cui », d’une petite voix. Sous les arbres courait un ruisseau, étroit mais puissant, bruyant, musclé, franchissant rochers et cascades trop hâtivement pour geler. Tenar en eut presque peur. Elle était accoutumée au désert où les choses sont silencieuses et se meuvent lentement : rivières paresseuses, ombres des nuages, vautours décrivant des cercles.