— « Je ne le veux pas », dit Tenar, au supplice. « Je ne peux pas. Ce n’est pas vrai ! »
— « Et après cela », reprit-il paisiblement, « je t’emmènerai loin des princes et des riches seigneurs ; car il est vrai que ta place n’est pas là. Tu es trop jeune, et trop sage. Je t’emmènerai dans ma patrie, sur Gont où je suis né, à mon vieux maître Ogion. C’est à présent un vieillard, un très grand Mage, un homme au cœur tranquille. On l’appelle « le Silencieux ». Il vit dans une petite maison sur les grandes falaises de Re Albi, très haut au-dessus de la mer. Il soigne quelques chèvres, et un petit jardin. En automne, il s’en va errer par l’île, seul, dans les forêts, sur le versant des montagnes, à travers les vallées où coulent les rivières. J’ai vécu là autrefois avec lui, lorsque j’étais plus jeune que tu ne l’es maintenant. Je ne suis pas resté longtemps. Je n’ai pas eu le bon sens de rester. Je suis parti à la recherche du mal, et assurément je l’ai trouvé… Mais tu arrives, échappée au mal, en quête de liberté ; en quête de silence, pour un temps, jusqu’à ce que tu trouves ta propre voie. Là, tu trouveras la bonté et le silence, Tenar. La lampe brûlera là à l’abri du vent pour quelque temps. Acceptes-tu ? »
La brume marine flottait, grise, entre leurs visages. Le bateau se soulevait légèrement sur les longues vagues. Autour d’eux régnait la nuit, et en dessous d’eux la mer.
« Oui », dit-elle avec un long soupir. Et, au bout d’un moment : « Oh, j’aimerais y aller plus tôt… que nous y allions maintenant… »
— « Ce ne sera plus long, petite… »
— « Viendras-tu jamais là-bas ? »
— « Quand je le pourrai, je viendrai. »
La lumière s’était éteinte ; autour d’eux tout était obscur.
Ils arrivèrent, après des aurores et des crépuscules, des jours calmes et les vents glacés de leur voyage hivernal, à la Mer du Centre. Ils se frayèrent un passage dans la foule des grands bateaux, remontèrent le détroit d’Ebavnor, et pénétrèrent enfin dans la baie qui se trouve enclose dans le cœur de Havnor, et dans Havnor le Grand Port, de l’autre côté de la baie. Ils virent les tours blanches, et la cité tout entière blanche et radieuse sous la neige. Les voûtes des ponts et les toits des maisons étaient couverts de neige, et le gréement des centaines de navires rangés dans le port luisait sous le givre dans le soleil d’hiver. La nouvelle de leur arrivée les avait précédés, la voile rouge et rapetassée de Voitloin étant bien connue sur ces mers ; une foule immense s’était rassemblée sur les quais enneigés, et des banderoles de couleur claquaient parmi la multitude dans le vent clair et froid.
Tenar était assise à la poupe, toute droite, dans son manteau noir en haillons. Elle regardait l’anneau à son poignet, puis le rivage multicolore avec sa foule dense, et les palais et les hautes tours. Elle leva la main droite, et le soleil étincela sur l’argent de l’anneau. Un vivat s’éleva, faible mais joyeux, et le vent l’apporta sur l’eau turbulente. Ged fit accoster le bateau. Une centaine de mains se tendirent pour saisir l’amarre qu’il lança vers le quai. Il bondit à terre, et se retourna pour l’aider à prendre pied sur le sol. « Viens », dit-il en souriant ; et elle se leva et vint. Grave, elle marcha à son côté au long des blanches rues de Havnor, en lui tenant la main, comme un errant qui rentre au bercail.
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