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« J’aimerais voir la mer », dit Penthe.

— « Pour quoi faire ? » dit Arha, mâchant la tige amère d’une plante cueillie sur le mur. La terre aride avait fini de fleurir. Toutes les petites fleurs du désert, jaunes, roses et blanches, croissant bas et s’épanouissant vite, étaient sur le point de porter semence, éparpillant au vent de minuscules panaches et des ombrelles de cendre blanche, répandant leurs ingénieuses capsules à crochets. Le sol sous les pommiers du berger était un amoncellement de blanc et de rose meurtris. Les branches étaient vertes, les seuls arbres verts à des kilomètres autour du Lieu. Tout le reste, d’un horizon à l’autre, était d’une triste couleur fauve de désert, si ce n’était que les montagnes arboraient une nuance bleu argent à cause des premiers boutons de sauge.

— « Oh, je ne sais pas. J’aimerais simplement voir quelque chose de différent. C’est toujours pareil, ici. Il ne se passe rien. »

— « Tout ce qui se passe partout ailleurs commence ici », dit Arha.

— « Je sais… Mais j’aimerais voir un peu de ce qui se passe ! »

Penthe sourit. C’était une fillette douce à l’aspect tranquille. Elle racla les plantes de ses pieds nus contre les rochers chauffés par le soleil, et au bout d’un moment reprit : « Tu sais, je vivais près de la mer quand j’étais petite. Notre village était juste derrière les dunes, et nous avions coutume de descendre jouer sur la plage. Une fois, je me souviens, nous avons vu passer une flottille au large. Nous avons couru l’annoncer au village et tout le monde est venu voir. Les bateaux ressemblaient à des dragons aux ailes rouges. Quelques-uns avaient de vrais cous, avec des têtes de dragon. Ils arrivaient d’Atuan, mais ce n’étaient pas des vaisseaux kargades. Ils venaient de l’Ouest, des Contrées de l’Intérieur, dit le chef. Tous sont descendus les regarder. Je crois qu’ils craignaient les voir débarquer.

« Ils sont passés tout simplement, et personne ne savait où ils allaient. Peut-être faire la guerre en Karego-At. Mais, rends-toi compte, ils venaient réellement des Iles aux Sorciers, où tous les gens sont couleur de terre et peuvent tous te jeter un sort aussi facilement qu’on dit bonjour. »

— « Pas à moi », fit Arha avec véhémence. « Je ne les aurais pas regardés. Ce sont de vils sorciers maudits. Comment osent-ils naviguer si près de la Contrée Sacrée ?

— « Oh, eh bien je suppose que le Dieu-Roi les vaincra un jour et en fera des esclaves. Mais je souhaiterais revoir la mer. Il y avait de petits poulpes dans les flaques, et si on leur criait bou !, ils devenaient tout blancs. Voilà ce vieux Manan qui te cherche. »

Le garde-servant d’Arha longeait lentement la partie interne de la muraille. Il se baissait pour arracher un oignon sauvage, dont il tenait une grosse botte flasque, puis se redressait et regardait autour de lui de ses petits yeux bruns et ternes. Il était devenu plus gras avec les années, et sa peau jaune imberbe luisait dans le soleil.

« Laisse-toi glisser du côté des soldats », souffla Arha, et les deux fillettes, agiles comme des lézards, se laissèrent pendre de l’autre côté du mur, et s’agrippèrent juste sous le faîte, invisibles de l’intérieur. Elles entendirent approcher le pas lent de Manan.

« Hou hou ! Face de pomme de terre ! » chantonna Arha, dans un chuchotis railleur faible comme le vent dans les herbes.

Le pas pesant s’arrêta. « Holà », fit une voix incertaine. « Petite ? Arha ? »

Silence.

Manan reprit son chemin.

— « Hou-ou ! Face de pomme de terre ! »

— « Hou, bedaine de pomme de terre ! » murmura Penthe pour l’imiter, puis elle gémit, dans l’effort qu’elle faisait pour étouffer son rire.

— « Il y a quelqu’un ? »

Silence.

— « Oh, très bien, très bien ! » soupira l’eunuque, et ses pieds traînants continuèrent leur chemin. Quand il eut disparu derrière l’épaulement du talus, les fillettes regrimpèrent au faîte du mur. Penthe était rose de rire et de transpiration, mais Arha avait un air furieux.

« Ce stupide vieux bélier qui me suit partout ! »

— « Il doit le faire », dit Penthe, d’un ton raisonnable. « C’est son travail, de veiller sur toi. »

— « Ceux que je sers veillent sur moi. Je leur suis agréable ; je n’ai besoin de l’être avec personne d’autre. Ces vieilles femmes et ces moitiés d’hommes, tous ces gens devraient me laisser tranquille. Je suis l’Unique Prêtresse ! »

Penthe fixa l’autre fillette. « Oh », dit-elle d’une voix faible, « je le sais, Arha… »

— « Alors ils devraient me laisser tranquille. Et ne pas me donner des ordres tout le temps ! »

Penthe ne dit rien pendant un moment mais soupira, et resta assise à balancer ses jambes dodues et à contempler les vastes terres pâles en dessous, qui montaient si lentement vers un horizon haut, immense et vague.

— « C’est toi qui donneras des ordres bientôt, tu sais », dit-elle enfin d’un ton paisible. « Deux années encore et nous ne serons plus des enfants. Nous aurons quatorze ans. J’irai au Temple du Dieu-Roi, et les choses resteront à peu près les mêmes pour moi ; mais toi tu seras vraiment la Grande Prêtresse, à ce moment-là. Même Kossil et Thar devront t’obéir. »

La Dévorée ne dit rien. Son visage était tendu, son regard couronné de sourcils hoirs reflétait la lumière du ciel en une pâle étincelle. « Nous devrions rentrer », dit Penthe :

— « Non. »

— « Mais la maîtresse de tissage pourrait le dire à Thar. Et bientôt ce sera l’heure des Neuf Cantiques. »

— « Je reste ici. Toi aussi. »

— « Ils ne te puniront pas, mais moi si », dit Penthe, de son air paisible. Arha ne répondit pas. Penthe soupira, et resta. Le soleil sombrait dans la brume, au loin sur les plaines. Tout là-bas sur la terre en longue pente douce, les clochettes des moutons sonnaient faiblement et les agneaux bêlaient. Le vent printanier soufflait en sèches et légères rafales au doux parfum.

Les Neuf Cantiques étaient presque terminés quand les deux filles revinrent. Mebbeth les avait vues assises sur le Mur des Hommes et l’avait rapporté à sa supérieure, Kossil, Grande Prêtresse du Dieu-Roi.

Kossil était lourde de démarche et de visage. Sans aucune expression dans la voix ou sur la figure, elle demanda aux deux fillettes de la suivre. Elle les mena à travers les corridors de pierre de la Grande Maison, les fit sortir par la porte de devant, monter le tertre jusqu’au Temple d’Atwah et Wuluah. Là elle parla avec la Grande Prêtresse de ce temple, Thar, haute et sèche et maigre comme la patte d’un daim.

Kossil dit à Penthe : « Retire ta robe. »

Elle fouetta la fillette avec un faisceau de cannes de jonc, qui entamèrent un peu la peau. Penthe supporta cela patiemment, avec des larmes silencieuses. On la renvoya à la salle de tissage sans souper, et le jour suivant elle fut également privée de nourriture. « Si tu es à nouveau prise à grimper sur le Mur des Hommes », dit Kossil ; « des choses bien pires que celle-ci t’arriveront. Comprends-tu, Penthe ? » La voix de Kossil était douce mais sans bienveillance. Penthe dit : « Oui » et s’esquiva, tremblante et tressaillant de douleur, car la lourde étoffe accrochait les coupures de son dos.

Arha avait assisté à la flagellation au côté de Thar. Maintenant elle regardait Kossil nettoyer les joncs du fouet.

Thar lui dit : « Il n’est pas séant qu’on vous voie grimper et courir avec les autres filles. Vous êtes Arha. »

Celle-ci resta morose et ne répondit pas.