Une fois libéré du marais, Galad allait devoir planifier soigneusement la suite du voyage. Avec un impératif : rester loin des villes, des grandes routes et des domaines tenus par des seigneurs influents. Mentalement, il passa en revue des cartes qu’il avait mémorisées avant son dixième anniversaire.
Il réfléchissait profondément lorsque la frondaison jaunâtre s’éclaircit, laissant apercevoir le soleil derrière les nuages.
Barlett attendait à la lisière des arbres. Presque comme un dessin, sur une carte, la forêt se terminait abruptement.
Heureux d’être de nouveau à l’air libre, Galad soupira de soulagement. Alors qu’il émergeait des arbres, une grande troupe apparut sur sa droite, gravissant la pente d’une colline.
Dans un vacarme de sabots et d’armures, des milliers de soldats prirent position au sommet de la butte. Parmi eux, Galad reconnut des Fils de la Lumière, leur casque conique poli à la perfection. Leur cape blanche impeccable, ils arboraient sur la poitrine un soleil étincelant. Et tous brandissaient une lance.
En majorité, cependant, il y avait des fantassins. Pas des Fils, mais des soldats en tenue de cuir très simple. Des Amadiciens, probablement fournis par les Seanchaniens. Et ces hommes-là avaient des arcs.
Galad recula d’un pas, sa main volant vers la poignée de son épée. Mais il comprit immédiatement qu’on l’avait piégé. Parmi les Fils, une majorité portait sur la poitrine le bâton de berger de la Main de la Lumière. Si les Fils « lambda » étaient des flammes capables de consumer le démon, les Confesseurs s’apparentaient à un incendie en mesure d’embraser le monde entier.
Galad évalua l’ennemi. Trois ou quatre mille Fils et au moins six mille fantassins – huit mille, plutôt –, la moitié armés d’un arc. Bref, un minimum de dix mille soldats frais et dispos.
De quoi baisser les bras…
Trom, Bornhald et Byar sortirent de la forêt. Suivis par un groupe de Fils, ils vinrent se camper derrière Galad.
Trom lâcha un juron étouffé.
— Si je comprends bien, Fils Barlett, dit Galad, tu es un traître.
— Le traître, c’est toi, Fils Damodred, répliqua l’éclaireur.
— Oui, on peut voir les choses ainsi…
La marche forcée dans le marécage était une proposition… des éclaireurs. À présent, tout devenait clair. En les retardant, Barlett et ses sbires avaient permis à Asunawa de les attendre tranquillement. Autre avantage, les hommes de Galad étaient épuisés, alors que ceux du Haut Inquisiteur avaient eu le temps de se reposer.
Galad entendit le son caractéristique d’une épée tirée de son fourreau.
— Du calme, Fils Byar, dit-il sans se retourner.
Seul Byar avait pu dégainer son arme, sans doute avec l’intention de décapiter Barlett.
Mais tout n’était peut-être pas perdu… En un éclair, Galad prit sa décision.
— Fils Byar et Bornhald, restez avec moi. Trom, avec les autres capitaines, amenez les hommes en formation sur le théâtre des opérations.
Les premiers rangs des forces d’Asunawa dévalaient déjà le versant de la butte. Presque tous des Confesseurs. En montant une embuscade, ces hommes auraient pu massacrer ceux de Galad. Au lieu de ça, ils envoyaient des émissaires pour négocier. Un très bon signe.
Galad enfourcha sa monture – en ravalant la grimace que lui aurait volontiers arrachée sa jambe douloureuse. Byar et Bornhald l’imitèrent puis le suivirent sur le terrain découvert, le martèlement des sabots étouffé par l’herbe jaunie mais encore dense.
Asunawa en personne comptait parmi les parlementaires. Très maigre, il ressemblait à une poupée faite de brindilles, un peu de tissu tendu en guise de peau.
Sous ses sourcils épais et grisonnants, Asunawa ne souriait pas. Mais ça lui arrivait rarement.
Galad avança à la rencontre du Haut Inquisiteur. Entouré d’une garde rapprochée de ses sbires, Asunawa était aussi accompagné par cinq seigneurs capitaines, tous connus de Galad. Bien qu’il eût intégré les Fils récemment, il avait rencontré ces hommes, servant même sous les ordres de certains.
Plissant ses yeux enfoncés dans leurs orbites, Asunawa se pencha en avant sur sa selle.
— Tes rebelles se mettent en formation… Dis-leur de se rendre, sinon mes archers les massacreront.
— Ignores-tu les règles d’un combat à la loyale ? demanda Galad. Tu ferais tirer sur des soldats en train de manœuvrer ? Où est donc ton honneur ?
— Les Suppôts des Ténèbres ne méritent pas qu’on les traite avec honneur. Et moins encore qu’on ait pitié d’eux.
— Tu nous appelles des « Suppôts des Ténèbres », donc ? (Galad fit tourner très légèrement son cheval.) Sept mille Fils de la Lumière qui servaient sous les ordres de Valda ? Des hommes avec qui les tiens ont dîné, conversé et même combattu ? Des soldats que tu regardais avec bienveillance il n’y a pas deux mois ?
Asunawa hésita. Prétendre que sept mille Fils étaient des Suppôts aurait été ridicule. Ça revenait à postuler que deux Fils sur trois, parmi les survivants, s’étaient ralliés au Ténébreux.
— Non, fit Asunawa, je ne dis pas ça… Ces hommes ont peut-être été… égarés, simplement. Le meilleur soldat peut s’engager dans la voie des Ténèbres, si ses chefs sont des Suppôts.
— Je ne suis pas un Suppôt, affirma Galad, les yeux rivés dans ceux d’Asunawa.
— Soumets-toi à un interrogatoire pour le prouver.
— Le seigneur général ne se soumet à personne. Au nom de la Lumière, c’est à toi, Haut Inquisiteur, que j’ordonne de se soumettre.
Asunawa éclata de rire.
— Fils Damodred, nous avons plaqué un couteau sur ta gorge. Saisis cette chance de te rendre.
Galad regarda le seigneur capitaine qui se tenait sur la gauche d’Asunawa. Élancé, ce guerrier barbu était impitoyable, mais connu pour son honnêteté.
— Golever, dis-moi un peu… Les Fils de la Lumière se rendent-ils ?
Le seigneur capitaine secoua la tête.
— Jamais. La Lumière nous aide à vaincre.
— Et quand les chances sont contre nous ?
— On se bat quand même.
— Même si nous sommes épuisés ?
— La Lumière nous protège, rappela Golever. Et si notre heure a sonné, eh bien, nous mourons – en emmenant autant d’ennemis que possible.
Galad se tourna de nouveau vers Asunawa :
— Tu vois, je suis dans une situation délicate. Combattre, c’est t’autoriser à nous traiter de Suppôts. Capituler, ce serait trahir nos serments. Fidèle à l’honneur d’un seigneur général, je ne peux accepter aucune de ces possibilités.
Asunawa se rembrunit.
— Tu n’es pas le seigneur général. Il est mort.
— De ma main, rappela Galad.
Il dégaina sa lame et fit en sorte que le héron soit bien visible.
— Et je détiens son épée. Nies-tu m’avoir vu le vaincre lors d’un duel à la loyale, comme le prescrit notre loi ?
— Notre loi le prescrit, certes, mais je ne parlerais pas de « duel à la loyale ». Pour vaincre, tu t’es servi du Pouvoir du Ténébreux. Je t’ai vu auréolé de noirceur alors que nous étions en plein jour. Et j’ai vu le croc du Dragon gravé sur ton front. Valda n’avait pas une chance.
Galad se tourna vers le seigneur capitaine placé sur la droite d’Asunawa :
— Harnesh, selon toi, les Ténèbres sont-elles plus fortes que la Lumière ?
Petit et chauve, Harnesh avait perdu une oreille au combat. Avant de répondre, il cracha sur le sol.
— Bien sûr que non.
— Si la cause du seigneur général avait été juste et honorable, aurait-il perdu contre moi dans un duel livré au nom de la Lumière ? Si j’étais un Suppôt, aurais-je pu abattre le chef des Fils de la Lumière ?
Harnesh ne répondit pas, mais Galad put quasiment lire ses pensées. Parfois, les Ténèbres se révélaient effectivement puissantes, mais la Lumière finissait toujours par les dévoiler et les détruire. Bien entendu, un seigneur général pouvait perdre face à un Suppôt. Tout homme connaissait un jour la défaite. Mais lors d’un duel, devant les Fils ? Un combat pour l’honneur, livré sous la Lumière et en son nom ?