Malenarin se dirigea vers la bonne porte. À partir du premier niveau, on ne pouvait pas accéder directement aux étages supérieurs. Mieux encore, tout attaquant entré par en bas devrait gravir trois escaliers – un par dortoir – et ne découvrirait aucun moyen d’atteindre le dernier niveau. Pour y accéder, il n’y avait qu’un chemin : emprunter la rampe extérieure étroite et escamotable qui partait du troisième niveau pour gagner directement le cinquième. Le long de ce passage, les éventuels assaillants s’exposaient aux flèches tirées d’en bas par les défenseurs. Puis, quand une petite partie des adversaires atteignaient le cinquième niveau, on escamotait la rampe, les séparant de leurs frères d’armes. Ensuite, les massacrer pendant qu’ils cherchaient l’escalier intérieur était un jeu d’enfant.
Malenarin grimpa d’un pas vif. Des meurtrières, sur le côté de l’escalier, permettaient d’arroser de flèches les marches inférieures. Une position idéale pour faire un massacre.
Alors qu’il était à peu près à mi-chemin, Malenarin entendit des bruits de pas précipités. Une seconde plus tard, le sergent de garde déboula devant son chef. Comme presque tous les Kandoriens, Jargen aux cheveux grisonnants arborait une barbe fourchue.
Ce vétéran s’était joint aux sentinelles de la Flétrissure le lendemain de ses quatorze ans. Un cordon était enroulé autour de l’épaule de son uniforme marron. Pour chaque Trolloc tué, il ajoutait un nœud. Et il y en avait une cinquantaine…
Jargen se tapa du poing sur la poitrine, puis il laissa retomber sa main sur le pommeau de son épée – un signe de respect pour son chef. Dans d’autres pays, tenir son arme ainsi aurait été une insulte. Mais les gens du Sud étaient mal embouchés et nerveux. Ne comprenaient-ils pas que saisir ainsi son épée était une façon d’honorer un chef – en suggérant qu’on le tenait pour un adversaire de valeur ?
— Seigneur, dit Jargen, la tour Rena nous a envoyé un éclair.
— Quoi ? lâcha Malenarin.
Avec un bel ensemble, les deux hommes entreprirent de gravir les marches.
— C’était très net, chef. Je l’ai vu de mes yeux. Un éclair, seulement, mais il était bien là.
— Ont-ils envoyé une correction ?
— C’est possible, entre-temps… J’ai couru te prévenir.
S’il avait eu d’autres informations, Jargen ne les aurait pas gardées par-devers lui. Du coup, Malenarin jugea inutile d’insister.
Très rapidement, les deux militaires arrivèrent au sommet de la tour, où trônait une énorme machine composée de miroirs et de lampes. Grâce à ce dispositif, la tour pouvait envoyer des messages vers l’est ou vers l’ouest, là où se dressaient les autres bastions qui surveillaient la Flétrissure. Ou vers le sud, le long d’une série de tours qui se succédaient jusqu’au palais d’Aesdaishar, à Chachin.
Depuis sa tour, Malenarin dominait les hautes terres du Kandor. Au sud, quelques collines étaient encore couronnées de brume matinale. Les terres méridionales, épargnées par la chaleur surnaturelle, ne tarderaient pas à verdoyer. Alors, les bergers du Kandor viendraient y faire paître leurs moutons.
La Flétrissure s’étendait au nord. À une époque, avait lu Malenarin, on ne la voyait pas du sommet de cette tour. À présent, elle n’était plus très loin de son pied.
La tour Rena se dressait, elle aussi, au nord-ouest. Le seigneur Niach de la maison Okamoto, son commandant, était un lointain cousin et un ami proche de Malenarin. Il n’aurait pas envoyé un éclair sans raison. Et en cas d’accident, il aurait émis une rectification.
— Pas d’autre message ? demanda Malenarin.
Les sentinelles secouèrent la tête. Jargen se mit à taper du pied et son chef croisa les bras dans l’attente d’une correction.
Mais rien ne vint. Désormais, la tour Rena se dressait dans la Flétrissure, comme si elle était plus au nord que la tour Heeth. En principe, cette position n’était pas un problème. Même les créatures les plus terrifiantes de la Flétrissure se seraient gardées d’attaquer une tour kandorienne.
Il n’y eut pas l’ombre d’une rectification.
— Envoyez un message à Rena, ordonna Malenarin. Demandez si l’éclair était une erreur. Après, essayez de savoir si la tour Farmay a remarqué quelque chose de bizarre.
Jargen fit exécuter les ordres de son chef – avec un regard signifiant : « Tu crois que je ne l’ai pas déjà fait ? »
En d’autres termes, les messages avaient été envoyés et n’avaient pas reçu de réponse.
Le vent gagna en puissance, faisant grincer les cadres en acier des miroirs pendant que les sentinelles expédiaient une seconde série d’éclairs. Bien trop chaud, le vent lui-même était poisseux.
Malenarin sonda le ciel, à l’endroit où la tempête noire se déchaînait. À première vue, elle s’y était installée pour longtemps.
Rien qui fût de nature à rassurer Malenarin.
— Envoyez aussi un message aux tours intérieures. Rapportez-leur ce que nous avons vu, et dites-leur de se préparer, en cas de problème.
Les hommes obéirent.
— Sergent, qui figure sur le tableau de service des messagers ?
La garnison comptait un petit groupe de gars qui chevauchaient comme des champions. Dès qu’ils galopaient léger, ils se montraient plus rapides que le vent quand un commandant décidait de se passer des miroirs.
Les messages lumineux étaient extrêmement rapides, certes, mais l’ennemi pouvait les voir de loin. De plus, si la chaîne que formaient les tours perdait un ou plusieurs maillons – ou si les machines ne fonctionnaient pas –, il fallait avoir un moyen de prévenir la capitale.
— Le prochain sur le tableau de service… (Jargen étudia la liste clouée sur une porte.) C’est Keemlin, seigneur.
Keemlin. Son Keemlin.
Malenarin sonda le nord-ouest, en direction de la tour silencieuse qui avait envoyé un message lapidaire.
— S’il y a l’ombre d’une réponse des autres tours, dit-il, prévenez-moi tout de suite. Jargen, avec moi.
Les deux hommes dévalèrent les marches.
— Nous devons envoyer un messager au sud, dit Malenarin. (Il hésita un instant.) Non, non… Il faut en envoyer plusieurs. Au moins un duo. Au cas où les tours tomberaient.
Les deux militaires arrivèrent au pied de l’escalier et filèrent dans le bureau de Malenarin, qui s’empara de sa plus belle plume, sur un présentoir. Le fichu volet s’étant rouvert, les documents posés devant lui frémirent tandis qu’il choisissait une feuille vierge.
« Rena et Farmay ne répondent pas à nos messages lumineux. Ces tours sont peut-être tombées, ou ont encaissé de lourds dégâts. Prenez-en note. Heeth tiendra. »
Malenarin plia la feuille et la tendit à Jargen, qui la prit, la lut puis grogna :
— Deux copies, donc ?
— Trois… Mets les archers sur le pied de guerre. Surveillance sur le toit. Préviens-les que le danger peut venir du ciel.
Si Malenarin ne s’emballait pas, les tours qui flanquaient Heeth étant vraiment tombées en un éclair, la même chose pouvait arriver à celles du Sud. S’il avait été l’attaquant, Malenarin aurait fait son possible pour contourner Heeth et conquérir une des tours du Sud. Le meilleur moyen d’empêcher qu’un message atteigne la capitale.
Jargen salua, le poing sur le cœur, puis se retira. Le message partirait très vite : trois fois à cheval, et une quatrième sur les ailes de la lumière.
À l’idée que son fils comptait parmi les trois cavaliers qui fileraient vers la sécurité, Malenarin soupira de soulagement. Il ne s’agissait pas d’une désertion, et ça n’avait rien de déshonorant. Il fallait que le message soit transmis, et Keemlin était le prochain sur le tableau de service.