— Je ne dirais pas ça, fit le type en regardant par-dessus son épaule. Il y a toujours des choses utiles autour de soi, quand on regarde bien. Seulement, il ne faut pas les fixer trop longtemps. Apprendre mais ne pas être submergé, voilà la clé de l’équilibre.
Almen croisa les bras… Les propos de l’inconnu… Eh bien, il semblait qu’ils ne menaient pas la même conversation. Il manquait peut-être une case à ce garçon. Pourtant, il y avait quelque chose en lui… La façon dont il se tenait, son regard intense mais paisible… D’instinct, Almen eut envie de se redresser et de tirer sur les manches de sa chemise pour être plus présentable.
— Je te connais ? demanda-t-il.
Quelque chose chez ce jeune homme lui semblait familier.
— Oui, répondit l’homme. (Il désigna le verger.) Rassemble tes gars et cueillez ces pommes. Vous en aurez besoin dans les temps à venir.
— Quelles pommes ?
Almen se retourna. Dans les branches, de beaux fruits remplaçaient les fleurs. Sur le sol, un tapis blanc témoignait de leur très récente chute.
Ces pommes semblaient briller. Sur chaque arbre, il n’y en avait pas une dizaine, mais des centaines. Bien plus qu’il eût été normal, et toutes parfaitement mûres.
— Je deviens fou, dit Almen en se retournant vers l’inconnu.
— Ce n’est pas toi qui perds la raison, mon ami, mais le monde entier. Fais cueillir ces pommes au plus vite. Tant que je serai là, l’autre restera à distance. Ce que vous récupérerez, il ne pourra pas le souiller.
Cette voix… Ces yeux comme des gemmes grises…
— Je te connais ! s’écria Almen.
Soudain, il se souvint de deux jeunes gars qu’il avait pris dans son chariot, deux ans plus tôt.
— Par la Lumière ! Tu es… lui, c’est ça ? Celui dont tout le monde parle.
L’homme regarda le vieux paysan, qui se sentit en paix dès que leurs yeux se croisèrent.
— Ce doit être ça, oui… Ces derniers temps, on parle souvent de moi…
Avec un sourire, l’inconnu recommença à descendre l’étroit chemin.
— Minute ! s’écria Almen, une main tendue vers celui qui devait être le Dragon Réincarné. Où vas-tu donc ?
L’homme se retourna et eut l’ombre d’une grimace.
— Je vais faire quelque chose que j’ai retardé… Je doute qu’elle soit contente de ce que je lui dirai…
Almen baissa la main et regarda l’homme s’éloigner sur le chemin qui serpentait entre deux vergers clôturés. Là aussi, les branches ployaient sous le poids de pommes rouge sang.
Un instant, Almen crut voir une aura autour du Dragon. Une lumière qui l’enveloppait, suivant les contours de sa silhouette.
Almen le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu. Puis il se dirigea vers la maison d’Alysa. La vieille douleur, dans sa hanche, s’étant volatilisée, il se sentait capable de courir dix lieues. À mi-chemin de la ferme, il rencontra Adim et deux ouvriers agricoles. Les yeux ronds comme des soucoupes, ils regardèrent le vieil homme avec inquiétude.
La gorge trop serrée pour pouvoir parler, Almen se tourna vers les vergers et tendit un bras. Sur le fond vert des feuilles, les pommes brillaient comme autant de lucioles.
— C’est quoi ? demanda Uso en passant une main sur son visage étroit et long.
Morr plissa les yeux, puis il fila au pas de course vers les arbres.
— Rassemblez tout le monde, dit Almen. Les gens du village, ceux des autres bourgs, les voyageurs de passage sur la route de Shyman. Tout le monde ! Il faut cueillir cette manne !
— Quelle manne ? demanda Adim.
— Des milliers de pommes ! Il pousse quoi d’autre, sur des pommiers ? Bon, écoute-moi bien : il faut récupérer ces fruits avant la nuit. Tu m’entends ! Alors, va chercher des gens. Au bout du compte, il y aura une récolte.
Adim aussi voulut aller voir, et Almen n’aurait pu l’en blâmer. Il continua son chemin. Ce faisant, il remarqua que l’herbe, autour de lui, semblait plus verte et plus saine.
Tournant la tête vers l’est, il capta un appel à l’intérieur de lui-même. Quelque chose le poussait à partir dans la direction où allait le Dragon.
Les pommes d’abord, pensa-t-il.
Ensuite, il aviserait.
2
Une affaire de commandement
Le tonnerre grondait, étouffé et menaçant comme le grognement d’un fauve encore distant. Perrin sonda le ciel. Quelques jours plus tôt, la couverture nuageuse avait tourné au noir, annonçant une terrifiante tempête. Mais pour l’instant, il pleuvait seulement, et par intermittence.
Un autre roulement fit vibrer l’air. Comme d’habitude, il n’y avait pas d’éclair…
Perrin flatta l’encolure de Marcheur. L’odeur du cheval, piquante et âcre, trahissait sa nervosité. Mais l’équidé n’était pas le seul dans cet état.
La même odeur montait de l’énorme colonne de soldats et de réfugiés qui avançait tant bien que mal sur le sol boueux. Innombrable, cette masse produisait un bruit équivalent à celui du tonnerre. Martèlement de bottes et de sabots, grincements de roues, cris d’hommes et de femmes…
La colonne atteindrait bientôt la route de Jehannah. À l’origine, Perrin avait prévu de la traverser puis de continuer en direction du nord, vers Andor. Mais l’épidémie lui avait fait perdre beaucoup de temps, et ses deux Asha’man avaient failli y passer. Après, la gadoue avait à son tour ralenti tout le monde. Du coup, le départ de Malden remontait à plus d’un mois. Tout ça pour parcourir la distance que Perrin aurait voulu avaler en une semaine.
Il fourra la main dans la poche de sa veste et palpa le petit casse-tête de forgeron qu’elle contenait. L’ayant découvert à Malden, il se l’était approprié. Et jusque-là, pas moyen de trouver la solution. Le casse-tête le plus complexe qu’il ait jamais vu.
Il n’y avait aucun signe de maître Gill ni des gens que Perrin avait envoyés en avant avec les charrettes. Puisant dans ses forces, Grady avait ouvert quelques petits portails. Les hommes qui les avaient utilisés pour partir à la recherche des absents n’avaient pas retrouvé leurs traces. De quoi s’inquiéter sérieusement.
— Seigneur ? demanda soudain un soldat.
Debout près de Marcheur, Turne était un gaillard élancé aux cheveux roux bouclés et à la barbe tressée avec des lanières de cuir. À la ceinture, il portait une hache de guerre – avec une pique à l’arrière du manche.
— Nous ne pouvons pas te payer beaucoup, dit Perrin. Tes hommes n’ont pas de chevaux ?
— Non, seigneur. (Turne jeta un coup d’œil à sa dizaine de compagnons.) Jarr en avait un, mais nous l’avons mangé il y a quelques semaines.
Turne sentait la crasse et le manque d’hygiène, avec des remugles rances qui n’arrangeaient rien. Ses émotions étaient-elles totalement enfouies ?
— Si ça ne te dérange pas, seigneur, la solde peut attendre. Pour le moment, un peu à manger nous suffirait.
Je devrais les refuser, pensa Perrin. Nous avons déjà assez de bouches à nourrir.
Après tout, n’était-il pas censé se débarrasser des gens ? Mais ces types semblaient plutôt adroits avec leurs armes. S’il les rejetait, ils s’adonneraient au pillage.
— Remontez la colonne, dit Perrin, et trouvez un homme nommé Tam al’Thor. C’est un costaud habillé comme un fermier. Tout le monde vous aidera à le repérer. Dites-lui que vous m’avez parlé et que je lui demande de vous donner à manger.
Les vagabonds crasseux se détendirent, et leur chef sourit de gratitude. De la gratitude, nom de nom ! Des mercenaires – voire des bandits –, reconnaissants qu’on leur serve un repas. Voilà où en était arrivé le monde.