— Sans blague ? Avec un ta’veren à la tête de l’armée ?
Faile avait raison. Renonçant à répondre, Perrin sentit qu’elle se réjouissait de lui en avoir imposé lors d’une dispute. Il ne voyait pas leur conversation comme une querelle, mais Faile l’avait considérée ainsi. Et qu’il n’ait pas élevé la voix avait dû lui taper sur les nerfs.
— Faile, dit-il, tout ça sera bientôt fini. Quand nous aurons de nouveau des portails, je renverrai tous ces gens chez eux. Je ne suis pas en train de lever une armée. J’ai des réfugiés à raccompagner à la maison.
La dernière chose que voulait Perrin, c’était d’autres idiots qui l’appellent « seigneur », qui le saluent et qui le vénèrent.
— Nous verrons…, fit sa femme.
— Faile… (Perrin soupira puis baissa la voix.) Un homme doit voir les choses comme elles sont. Appeler une boucle de ceinture « charnière » n’avance à rien. Idem avec un clou qu’on baptiserait « fer à cheval ». Je te l’ai dit : je ne suis pas un bon chef. Et je l’ai prouvé.
— Je ne vois pas les choses ainsi.
Perrin saisit le casse-tête, dans sa poche. Depuis Malden, ils débattaient chaque jour de ce sujet, mais Faile refusait d’entendre raison.
— En ton absence, le camp était sens dessus dessous. Arganda et les Promises ont failli s’égorger, je te l’ai raconté. Quant à Aram… Masema l’a corrompu sous mon nez ! Les Aes Sedai jouaient à des jeux qui me dépassent, et les gars de Deux-Rivières… Tu as vu la honte, dans leurs yeux, quand ils me regardent ?
Dans l’odeur de Faile, Perrin identifia de la colère. Dents serrées, elle se tourna vers Berelain.
— Ce n’est pas sa faute, la défendit Perrin. Si j’avais eu un minimum de jugeote, j’aurais étouffé les rumeurs dans l’œuf. Mais je ne l’ai pas fait. Et ainsi qu’on le dit : « Comme on fait son lit on se couche. » Lumière ! Que vaut un type dont les propres voisins ne pensent aucun bien ? Je ne suis pas un seigneur, Faile. Je l’ai amplement démontré.
— C’est étrange, mon époux… J’ai parlé à d’autres personnes, qui ne m’ont pas chanté la même chanson. Elles disent que tu as contrôlé Arganda et empêché une kyrielle de rixes dans le camp. Il y a aussi ton alliance avec les Seanchaniens. Plus j’en entends à ce sujet, et plus je suis impressionnée. À un moment très incertain, tu as su agir avec détermination. Pour les gens, tu es devenu un modèle, et en prenant Malden, tu as accompli l’impossible. Ce sont les actes d’un chef.
— Faile…
Perrin ravala un grognement. Pourquoi sa femme l’aurait-elle écouté ? Quand elle était prisonnière, rien ne comptait pour lui à part la retrouver. Rien ! Les ordres qu’il avait donnés ou les gens qui avaient eu besoin de lui ne comptaient pas. Si Tarmon Gai’don avait commencé, il s’en serait fichu, continuant à chercher sa femme.
Aujourd’hui, il mesurait à quel point cette démarche avait été dangereuse. Mais si c’était à refaire, eh bien, il le referait. Car il n’avait aucun regret.
Un chef ne pouvait pas raisonner ainsi.
Pour commencer, il n’aurait jamais dû laisser battre au vent l’étendard à la tête de loup. Sa mission accomplie, Faile en sécurité, il entendait abandonner toutes ces absurdités derrière lui. Perrin Aybara était un forgeron. Les vêtements que Faile choisissait pour lui n’y changeraient rien. Pas plus que les titres que les gens accolaient à son nom. Avec un peu de peinture, on ne transformait pas un couteau à deux manches en fer à cheval. Et pas davantage en lui donnant un autre nom.
Perrin tourna la tête vers Jori Congar, qui portait le fichu étendard au bout d’une hampe plus longue qu’une lance de cavalerie. Alors qu’il allait lui crier de baisser ce truc, Faile lui coupa la chique :
— Oui, vraiment…, dit-elle. J’ai pensé à ça toutes ces dernières semaines, et si étrange que ça paraisse, j’en ai déduit que ma captivité était exactement ce qu’il nous fallait. À tous les deux !
Pardon ? Perrin se tourna vers sa femme et huma pensivement son odeur. À première… vue, elle était sérieuse.
— À présent, continua-t-elle, nous devons parler de…
— Des éclaireurs sont de retour, annonça Perrin, peut-être plus brusquement qu’il l’aurait voulu. Des Aielles, devant nous…
Faile regarda dans cette direction. Bien entendu, il était trop tôt pour qu’elle voie quelque chose. Au sujet des yeux de Perrin, elle savait tout. Une des rares personnes dans ce cas…
Des cris retentirent quand d’autres hommes aperçurent les trois silhouettes en cadin’sor qui approchaient sur la route. Sur ces Promises, deux filèrent retrouver les Matriarches et la troisième vint faire son rapport à Perrin.
— Perrin Aybara, il y a quelque chose en plus de la route…
La guerrière sentait l’inquiétude. Un très mauvais signe.
— Tu devrais venir voir.
Galad s’éveilla au bruit d’un rabat de tente qui battait au vent. Maintenant qu’on l’avait roué de coups, ses flancs lui faisaient aussi mal que son épaule, son bras et sa cuisse récemment blessés par Valda. Cela dit, sa migraine était presque assez douloureuse pour lui faire oublier tout le reste.
Avec un gémissement, il se tourna sur le dos. Autour de lui, tout était noir, mais il voyait des lucioles briller au-dessus de lui. Des étoiles ? Dans un ciel si plombé ?
Non, quelque chose clochait avec ces lueurs… Sa tête lui faisant un mal de chien, il cligna des yeux et leur arracha des larmes. Ces « étoiles » semblaient si lointaines et si peu brillantes. De plus, elles ne formaient aucune constellation familière. Dans quel lieu Asunawa l’avait-il amené, pour que les astres nocturnes soient différents ?
Quand il reprit un peu ses esprits, Galad commença à mieux distinguer son environnement. Il se trouvait sous une tente dortoir conçue pour qu’il y fasse noir même en plein jour. Les lueurs n’étaient pas des étoiles, mais la lumière du soleil qui sourdait par les multiples petits trous de la toile.
Nu comme un ver, il porta les doigts à son visage et constata qu’il était couvert de sang séché. Sur son front, une plaie indiquait la provenance de ce fluide vital. S’il ne nettoyait pas tout ça très vite, une infection serait inévitable.
Toujours sur le dos, il se força à inspirer lentement. Dès qu’il inhalait trop d’air, ça lui faisait un mal de chien.
Galad ne craignait ni la mort ni la souffrance. En outre, il avait fait les bons choix. Bien sûr, il regrettait d’avoir laissé les Confesseurs tout diriger – parce qu’ils étaient contrôlés par les Seanchaniens –, mais il n’avait pas eu le choix. À partir du moment où il était tombé entre les mains d’Asunawa, tout avait été joué.
Contre les éclaireurs qui l’avaient trahi, il n’éprouvait pas de colère. Parmi les Fils, les Confesseurs jouissaient d’un grand prestige, et leurs mensonges avaient dû être convaincants. En revanche, il enrageait contre Asunawa, qui s’emparait de la vérité pour la souiller. En ce monde, il n’était pas le seul à faire ça, mais les Fils auraient dû être différents.
Bientôt, les Confesseurs viendraient le voir. Avec leurs couteaux et leurs crochets, ils lui feraient payer d’avoir sauvé ses hommes. Au moment de prendre sa décision, il savait que le prix serait élevé. En un sens, il avait gagné, parce que c’était lui qui tirait les ficelles.
Pour compléter sa victoire, il devrait s’accrocher à la vérité sous la torture. Nier jusqu’à la fin qu’il était un Suppôt des Ténèbres. Ce serait difficile, mais quel juste combat ne l’était pas ?
Non sans efforts, il s’assit et faillit vomir, sa tête tournant comme une toupie. Puis il baissa les yeux et vit qu’il portait aux chevilles des fers reliés à une chaîne fixée à un pieu profondément enfoncé dans le sol.
Au cas où, il tenta de l’arracher – si violemment qu’il manqua s’évanouir. Quand il eut récupéré, il rampa jusqu’à la sortie de la tente, sa chaîne ayant assez de mou pour qu’il l’atteigne. Prenant un des cordons qui servaient à tenir le rabat ouvert, il cracha dessus puis se débarbouilla de son mieux.