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Tous les couloirs de la tour grouillaient de sœurs. Des femmes qui s’agitaient, comme des poissons dans un filet, sans vraiment savoir ce qu’elles fichaient là.

Cesse de t’inquiéter, pensa Siuan. Il s’est jeté dans la gueule du loup. C’est lui qui se débat dans le filet.

— À quel jeu joue-t-il, selon toi ? demanda Saerin.

— Que la Lumière me brûle si je le sais ! Il doit être à demi fou, voire plus. Mort de peur, il est peut-être venu se rendre.

— J’en doute fort…

— Moi aussi, concéda Siuan de mauvaise grâce.

Ces derniers jours, non sans surprise, elle avait découvert qu’elle appréciait Saerin. Quand elle était la Chaire d’Amyrlin, elle n’avait pas eu le temps de nouer des amitiés. À l’époque, où elle s’épuisait à jouer les Ajah les uns contre les autres, elle avait jugé Saerin obstinée et casse-pieds. Maintenant qu’elles ne s’affrontaient presque plus, elle trouvait ces caractéristiques rafraîchissantes.

— Il a peut-être appris le départ forcé d’Elaida, avança Siuan. Du coup, avec une vieille amie devenue Chaire d’Amyrlin, il espère peut-être qu’il sera en sécurité.

— Ça ne colle pas avec tout ce que j’ai lu sur ce garçon, objecta Saerin. Les rapports précisent qu’il est méfiant, lunatique, doté d’un caractère tyrannique et bien résolu à éviter les Aes Sedai.

Siuan avait entendu la même chose. Cela posé, elle n’avait plus vu le garçon depuis deux ans. La dernière fois, elle était encore la Chaire d’Amyrlin et lui un simple berger. À partir de là, tout ce qu’elle savait de lui provenait des agents de l’Ajah Bleu. Pour trier les spéculations et la vérité, il fallait un grand talent. Mais au sujet d’al’Thor toutes les informations se recoupaient. Méfiant, lunatique, arrogant…

Que la Lumière brûle Elaida ! Sans elle, ce Dragon serait depuis longtemps entre les mains des Aes Sedai.

Le trio gravit trois escaliers en colimaçon et entra dans un autre couloir aux murs blancs. En route pour le Hall ! Si la Chaire d’Amyrlin recevait le Dragon Réincarné, ce serait là, sans l’ombre d’un doute.

Quelques pas plus loin, après être passé devant des lampes et des tapisseries majestueuses, le petit groupe entra dans un nouveau couloir… et se pétrifia.

Les dalles du sol, ici, étaient de la couleur du sang. Et ça ne collait pas, car elles auraient dû être jaune et blanc. Et ne pas briller comme si elles étaient humides.

Chubain inspira à fond et referma la main sur la poignée de son épée. Alors que Saerin arquait un sourcil, Siuan fut tentée d’avancer, mais les endroits touchés par le Ténébreux pouvaient être dangereux. Siuan risquait de traverser les dalles et de s’y enfoncer, ou d’être attaquée par les tapisseries.

Les deux Aes Sedai se détournèrent et s’éloignèrent. Chubain s’attarda un peu, puis il les suivit. Sur son visage, la tension se lisait sans difficulté. Alors qu’elle était sous son commandement, les Seanchaniens, d’abord, puis le Dragon Réincarné osaient attaquer la Tour Blanche !

Dans les couloirs, le trio rencontra d’autres sœurs qui faisaient un détour dans la même direction. La plupart arboraient leur châle. À cause de la nouvelle effarante du jour ? Siuan aurait aimé le croire. En réalité, ça prouvait que l’hostilité entre les Ajah restait très forte. Une autre raison de maudire mille fois Elaida.

Pour unifier la tour, Egwene avait travaillé dur. Mais en un mois, personne ne pouvait réparer des dizaines de filets cassés.

Devant le Hall de la Tour, des sœurs s’étaient massées – par Ajah, hélas. Alors que Chubain filait s’entretenir avec ses hommes, Saerin entra et alla attendre avec les autres représentantes.

Siuan resta dehors, avec les sœurs de seconde zone.

À la tour, les choses changeaient. En remplacement de Sheriam, Egwene avait choisi une nouvelle Gardienne. Si bizarre que ça pût paraître, Silviana était une bonne candidate. Dotée d’un caractère égal – pour une sœur rouge –, elle avait été très utile pour rapprocher les deux factions qui sévissaient dans la tour. Mais Siuan, elle devait l’avouer, avait un instant nourri l’espoir d’être l’élue.

Hélas, débordée de tous les côtés et de plus en plus compétente, Egwene se reposait de moins en moins sur la Chaire d’Amyrlin déchue.

Une bonne chose, en fait. Mais très énervante.

Les couloirs familiers, l’odeur de la pierre récemment lavée, l’écho des pas… Lors de sa dernière visite ici, Siuan était la dirigeante suprême. Un temps révolu.

Elle ne prévoyait pas de retrouver un jour son poste. Avec l’Ultime Bataille si proche, elle n’entendait pas perdre son temps à partager les querelles de l’Ajah Bleu, assez revanchard depuis qu’il avait réintégré la tour. Son objectif, c’était de réaliser ce que Moiraine et elle avaient planifié, des années plus tôt. Guider le Dragon Réincarné jusqu’à Tarmon Gai’don.

Via le lien, elle sentit l’arrivée de Bryne avant même qu’il ait pris la parole.

— En voilà une triste mine ! lança-t-il, dominant des dizaines de conversations étouffées.

Siuan se tourna vers le général. Toujours aussi majestueux, il affichait un calme remarquable. Surtout pour un homme d’abord trahi par Morgase, puis impliqué contre son gré dans les querelles des sœurs, et enfin prié de bien vouloir conduire ses gars en première ligne, juste derrière lui. Mais Gareth Bryne était ainsi. Serein jusqu’à l’excès. Sa seule vue calma Siuan.

— Tu es venu plus vite que je l’aurais cru, lâcha-t-elle. Au fait, les Aes Sedai ne tirent pas une « petite mine ». En digne sœur, ma nature est de me contrôler et de dominer mon environnement.

— C’est bien dit, concéda Bryne. Pourtant, plus je fréquente les Aes Sedai, et plus je me demande si elles maîtrisent leurs émotions. Ou ces dernières ne changent-elles jamais ? Si une personne s’inquiète en permanence, elle ne doit pas sourire souvent…

Siuan foudroya le vétéran du regard.

Bryne sourit puis se retourna pour sonder le couloir noir de sœurs et de Champions.

— J’étais déjà en chemin pour la tour quand ton messager m’est tombé dessus. Merci !

— De rien, grogna Siuan.

— Les sœurs sont nerveuses. Je n’ai jamais vu des Aes Sedai dans cet état.

— Et tu oserais les en blâmer ?

Bryne dévisagea Siuan. Puis il leva une main, ses doigts puissants et pleins de cals frôlant le cou de l’ancienne Chaire d’Amyrlin.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il en posant la main sur l’épaule de sa compagne.

Siuan inspira à fond et détourna les yeux.

Egwene arriva à cet instant, en grande conversation avec Silviana. Comme toujours, le sinistre Gawyn Trakand la suivait de près. Pas vraiment accepté par Egwene, qui ne l’avait pas pris pour Champion, mais toujours toléré à la tour. Depuis la réunification, il consacrait ses nuits à veiller devant la porte de la dirigeante. Elle en était furieuse, certes, mais n’y mettait pas un terme.

Alors qu’Egwene approchait de l’entrée, les sœurs s’écartèrent pour la laisser passer. Certaines à contrecœur, d’autres avec respect.

Un respect mérité. Tandis qu’on la battait tous les jours et la bourrait de fourche-racine, elle avait réussi à mettre la tour à genoux. Une gamine ? Oui, mais qu’était l’âge pour les Aes Sedai ?

— J’ai toujours pensé que ce serait moi, souffla Siuan à la seule intention de Bryne. Moi qui l’accueillerai et le guiderai. Moi qui serai assise sur ce siège…

Bryne pressa l’épaule de sa compagne.

— Siuan, je…

— Surtout, pas de pleurnicheries ! Je ne regrette rien.

Le vétéran fronça les sourcils.