— Tout est pour le mieux, ajouta Siuan. (Même si ça lui déchirait les entrailles, c’était la stricte vérité.) Si tyrannique et idiote qu’elle ait été, c’est une bonne chose qu’Elaida m’ait renversée, puisque ça nous a permis d’avoir Egwene. Elle fera mieux que ce que j’aurais fait. C’est dur à admettre, mais… Eh bien, j’étais une bonne Chaire d’Amyrlin, mais pas à ce point. Je n’aurais pas pu diriger par la présence et non par la force, ni unifier au lieu de diviser. Du coup, je suis heureuse que ce soit elle qui le reçoive.
Bryne sourit et pressa tendrement l’épaule de Siuan.
— Quoi encore ? grogna-t-elle.
— Je suis fier de toi.
La jeune femme roula de gros yeux.
— Foutaises ! Un de ces jours, je finirai noyée sous tes effusions sentimentales…
— Tu ne peux pas me cacher ta bonté, Siuan Sanche. Je vois ton cœur.
— Tu n’es qu’un bouffon !
— Peut-être, mais ça ne change rien. Si nous en sommes là, c’est grâce à toi. Si haut que finisse par monter cette fille, ce sera toi qui lui auras taillé les marches.
— Oui, avant de remettre le ciseau à froid à Elaida.
Siuan jeta un coup d’œil à Egwene, campée sur le seuil du Hall. Sereine, elle balaya du regard les sœurs massées dans le couloir puis salua de la tête l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Avec un peu de respect, aurait-on dit.
— Aujourd’hui, elle est la dirigeante dont nous avons besoin, dit Bryne. Toi, tu étais celle qu’il nous fallait hier. Tu t’en es bien sortie, Siuan. Elle le sait et la tour aussi.
Du baume au cœur, ça…
— Parfait… En arrivant, est-ce que tu l’as vu ?
— Oui. Il attend en bas, surveillé par cent Champions au bas mot et pas moins de vingt-six sœurs. Soit deux cercles complets. Il est sous bouclier, c’est évident, mais ces vingt-six femmes semblent quand même paniquées. Personne n’a osé le toucher et encore moins l’entraver.
— Tant qu’il est sous bouclier, ça n’a aucune importance. A-t-il l’air effrayé ? Furieux ? Hautain ?
— Rien de tout ça.
— Dans ce cas, de quoi a-t-il l’air ?
— Franchement ? D’une Aes Sedai.
Siuan en resta bouche bée. Bryne la taquinait-il encore ? Non, il semblait sérieux. Mais que voulait-il dire ?
Egwene entra dans le Hall. Aussitôt après, une novice s’éloigna, suivie par deux soldats de Chubain. La Chaire d’Amyrlin les envoyait chercher le Dragon.
Debout derrière elle, Bryne ne retira pas sa main de l’épaule de Siuan, qui se concentra pour rester calme.
Au bout d’une petite éternité, elle vit du mouvement, au fond du couloir. Autour d’elle, des sœurs furent soudain enveloppées par l’aura du saidar. Siuan, elle, résista à l’envie d’embrasser la Source.
Une colonne approcha. Des Champions encadraient une haute silhouette en manteau marron, et vingt-six Aes Sedai leur emboîtaient le pas.
Aux yeux de Siuan, al’Thor scintillait, car elle avait le don de voir les ta’veren. Et il était l’un des plus puissants qui aient jamais vécu.
Se forçant à ignorer la lueur, elle étudia le garçon. Eh bien, à l’évidence, il était devenu un homme. Plus trace des traits doux de l’enfance – un visage taillé à la serpe. Et plus trace non plus de cette position avachie fréquente chez les jeunes, surtout de haute taille. Désormais, il assumait sa stature, ainsi qu’un homme devait le faire, et il marchait comme un chef. Pendant son « règne », Siuan avait vu son lot de faux Dragons. Bizarrement, il leur ressemblait, mais…
Siuan se pétrifia quand elle croisa le regard du Dragon. Dans ses yeux, il y avait quelque chose d’indéfinissable. Une sorte de… poids, ou d’âge immémorial. Comme si l’homme auquel ils appartenaient était la somme d’un millier de vies condensées pour ne plus en faire qu’une. Oui, il ressemblait à une Aes Sedai. Au moins, il en avait le caractère sans âge…
La main gauche dans le dos, le Dragon Réincarné leva la droite pour faire s’immobiliser la colonne.
— Si vous permettez, dit-il aux Champions en se faufilant entre eux.
Stupéfiés, les protecteurs des Aes Sedai le laissèrent passer, sa voix pourtant douce les incitant à s’écarter. Ils auraient quand même dû s’en méfier…
Al’Thor vint se camper devant Siuan, qui se raidit et s’en voulut. Cet homme n’avait pas d’arme et il était sous bouclier. Comment aurait-il pu lui faire du mal ? De plus, Bryne fit un pas en avant et posa une main sur le pommeau de son épée.
— Du calme, Gareth Bryne, dit le Dragon. Je n’ai aucune mauvaise intention. Tu t’es laissé lier par Siuan, n’est-ce pas ? Bizarre, ça… Elayne aimera l’apprendre. Quant à toi, Siuan Sanche, tu as changé depuis notre dernière rencontre.
— Au fil des rotations de la Roue, nous changeons tous.
— Une réponse d’Aes Sedai !
Al’Thor eut un sourire bienveillant et détendu. Siuan n’en fut pas peu surprise.
— Je me demande si je m’habituerai un jour aux sœurs… Jadis, tu as pris une flèche à ma place. T’ai-je jamais remerciée ?
— Si je me souviens bien, je ne l’ai pas fait exprès, lâcha Siuan.
— Tu as néanmoins toute ma gratitude. (Al’Thor se tourna vers la porte du Hall.) Comment est la nouvelle Chaire d’Amyrlin ?
Pourquoi me poser la question ? se demanda Siuan.
Parce qu’il ignorait à quel point Egwene et elle étaient proches, bien entendu.
— Elle est formidable ! Une des plus grandes de l’histoire, considérant qu’elle porte le titre depuis si peu de temps.
Al’Thor sourit de nouveau.
— Je n’aurais pas dû m’attendre à moins… C’est étrange, mais j’ai le sentiment que la revoir ravivera une ancienne plaie. En même temps, j’ai l’impression que cette blessure a complètement guéri. Mais que je me souviens encore de la souffrance…
Par la Lumière ! Cet homme réduisait en bouillie les spéculations de Siuan. Tout mâle capable de canaliser, Dragon Réincarné ou pas, aurait dû se sentir atrocement mal à l’aise à la Tour Blanche. Lui, il ne s’en faisait pas le moins du monde.
Siuan voulut parler mais elle en fut empêchée quand une sœur jaillit des rangs. Tiana ?
Elle tira de sous sa manche une missive scellée de rouge et la tendit à Rand.
— Pour toi, dit-elle d’une voix tremblante.
Ses doigts tremblaient aussi, mais il fallait être entraînée pour le voir. Comme Siuan, formée à repérer les émotions des Aes Sedai.
Al’Thor arqua un sourcil puis prit la lettre.
— De quoi s’agit-il ?
— J’ai promis de te remettre ce pli. J’aurais pu refuser, mais je n’aurais jamais cru que tu viendrais… Je veux dire…
Tiana se tut, se détourna et s’enfonça dans la foule.
Sans l’avoir lue, al’Thor glissa la lettre dans sa poche.
— Quand j’en aurai terminé, fais de ton mieux pour calmer Egwene, dit-il à Siuan.
Ignorant ses gardes, il prit une grande inspiration et avança. Les sœurs et les Champions le suivirent, mais nul n’osa le toucher alors qu’il franchissait le seuil du Hall.
Egwene eut la chair de poule quand Rand entra seul dans la salle. Dehors, des Aes Sedai se pressaient dans l’encadrement de la porte en s’efforçant de ne pas paraître stupéfiées.
Silviana jeta un coup d’œil à Egwene. Fallait-il ériger un dôme de silence ?
Non, pensa la jeune dirigeante. Il faut que tout le monde me voie et m’entende l’affronter. Certes, mais je ne me sens pas du tout prête pour ça…
Pourtant, il le fallait bien. Pour se donner du courage, elle se répéta mentalement les mots qu’elle récitait chaque matin. Cet homme n’était pas Rand al’Thor, un vieil ami d’enfance qu’elle avait envisagé d’épouser. Avec Rand, elle aurait pu être bienveillante. Mais la moindre faiblesse, en ce jour, risquait de provoquer la fin du monde.