Выбрать главу

Cet homme était le Dragon Réincarné. L’individu le plus dangereux qui ait jamais vécu. Très grand, et beaucoup plus confiant que dans son souvenir. Mais simplement vêtu, il fallait le noter.

Les Champions restant à la traîne, il vint directement se placer au centre du Hall, sur la flamme de Tar Valon entourée par les sièges des représentantes.

— Egwene…, dit-il, sa voix se répercutant dans toute la salle. (Il salua la jeune femme, comme pour lui témoigner du respect.) Tu as joué ton rôle, à ce que je vois. L’étole de la Chaire d’Amyrlin te va bien.

D’après ce qu’elle avait entendu sur Rand, Egwene ne s’attendait pas à un tel monument de calme. Était-ce la quiétude d’un criminel qui a finalement décidé de se rendre ?

C’était ainsi qu’elle pensait à lui ? Comme à un criminel ? Certes, il avait commis des actes qu’on pouvait qualifier de crimes. Des destructions, des conquêtes… La dernière fois qu’elle avait passé du temps avec lui, ils traversaient le désert des Aiels. Durant ces mois, il était devenu très dur, et elle voyait encore en lui les traces de ce changement. Mais il y avait quelque chose d’autre et de beaucoup plus profond.

— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle en se penchant sur son siège.

— J’ai été brisé, répondit Rand, les mains dans le dos. Après, ce qui est remarquable, j’ai été reforgé. Egwene, j’ai cru qu’il m’avait eu. C’est Cadsuane qui m’a sauvé et… réparé, même si elle ne l’a pas fait exprès. Pourtant, je devrais annuler son bannissement, je crois…

Rand parlait différemment, avec dans ses mots une intonation solennelle qu’elle ne lui connaissait pas. Chez quelqu’un d’autre, elle aurait soupçonné un haut niveau de culture. Mais Rand n’avait jamais rien étudié. Des précepteurs avaient-ils pu le former si vite ?

— Pourquoi te présentes-tu devant la Chaire d’Amyrlin ? demanda Egwene. Es-tu là pour déposer une pétition, ou pour te remettre entre les mains sages et bienveillantes de la Tour Blanche ?

Les mains toujours dans le dos, Rand dévisagea Egwene. Derrière lui, treize sœurs entrèrent, enveloppées par l’aura du saidar alors qu’elles maintenaient un bouclier.

Al’Thor ne sembla pas s’en soucier. Il balaya la pièce du regard, passant sur le visage de chaque représentante. Puis ses yeux s’attardèrent sur les sièges de l’Ajah Rouge, dont deux étaient vides. Pevara et Javindhra n’étaient donc pas revenues de leur mystérieuse mission ? Seule Barasine – récemment nommée pour remplacer Duhara – était présente. À son crédit, elle soutint le regard du Dragon Réincarné.

— Je te détestais, il y a peu, dit Rand en se tournant de nouveau vers Egwene. Ces derniers mois, j’ai éprouvé beaucoup d’émotions. Depuis l’arrivée de Moiraine à Champ d’Emond, on dirait bien que j’ai tout fait pour ne pas devenir la marionnette des Aes Sedai. Hélas, j’ai permis à d’autres personnes, plus dangereuses, de tirer mes ficelles dans l’ombre.

» Récemment, j’ai compris que je me suis débattu trop violemment. Mais j’avais peur, si je vous écoutais, de vous donner l’occasion de me manipuler. Ma motivation n’était pas un désir d’indépendance, mais la crainte de perdre mon utilité. La peur que mes actes deviennent les vôtres et cessent de m’appartenir. (Il hésita.) J’aurais dû au contraire me réjouir que tant d’épaules soient prêtes à partager l’écrasante responsabilité de mes crimes.

Egwene plissa le front. Le Dragon Réincarné était-il venu à la tour pour philosopher ? Au fond, il avait peut-être bien perdu l’esprit.

— Rand, dit la jeune dirigeante d’un ton plus doux, je vais charger quelques sœurs de parler avec toi, afin de voir si tu as… un problème. Je t’en prie, essaie de comprendre…

Quand on en saurait un peu plus sur son état mental, il deviendrait possible de décider que faire de lui. Pour accomplir les prophéties, le Dragon devait être libre. Mais à présent qu’il était entre les mains des Aes Sedai, pouvaient-elles le laisser arpenter le monde ?

Rand eut un grand sourire.

— Mais je comprends, Egwene. Crois-moi, je suis navré de te refuser ces entretiens, mais j’ai bien trop à faire. Des gens meurent de faim à cause de moi, et d’autres vivent dans la terreur en conséquence de mes actes. En ce moment même, un ami chevauche seul vers sa mort. Il me reste si peu de temps pour tout faire.

— Rand, nous devons être sûres !

Le Dragon acquiesça, comme s’il comprenait.

— C’est bien la partie que je regrette… Je ne voulais pas venir dans ton fief, que tu as si bien reconstruit, pour te défier. Mais c’est inévitable. Tu dois connaître mes plans afin de t’y préparer.

» La dernière fois que j’ai tenté de sceller la brèche, j’ai dû me passer de l’aide des femmes. C’est en partie la cause du désastre, même si elles ont peut-être eu raison d’agir ainsi. Plus sûrement, le blâme doit être distribué équitablement. Cela dit, je ne ferai pas deux fois la même erreur. Je crois que le saidin et le saidar doivent être utilisés tous les deux. Mais pour l’instant, je n’ai pas encore toutes les réponses…

Egwene se pencha et dévisagea son interlocuteur. Aucun signe de folie dans son regard. Ces yeux, elle les connaissait. Et elle connaissait aussi Rand.

Par la Lumière, je me suis trompée ! Je ne peux pas le voir simplement comme le Dragon Réincarné. Je suis ici pour une raison, et lui également. À mes yeux, il doit être Rand. Parce que Rand est digne de confiance, alors que le Dragon est un être terrifiant.

— Lequel des deux es-tu ? murmura-t-elle sans en avoir conscience.

Et assez fort pour qu’il entende.

— Les deux, Egwene. Je me souviens de Lews Therin. Sa vie, je peux la voir en entier – un drame après l’autre. C’est comme dans un rêve, mais avec une grande netteté. Comme si c’était mon rêve. Une part de moi.

Les propos d’un fou… prononcés avec un calme souverain. Regardant Rand, Egwene se souvint du gamin qu’il était. Du jeune homme sérieux. Pas un peu pompeux, comme Perrin, mais loin de l’exubérance de Mat. Solide, d’une pièce… Le genre de personne fiable en toutes circonstances.

Même quand le sort du monde était en jeu.

— D’ici à un mois, reprit-il, j’irai au mont Shayol Ghul pour briser les derniers sceaux de la prison du Ténébreux. Il me faudra ton aide.

Briser les sceaux ? Egwene se souvint de son rêve. La sphère de cristal, Rand qui coupait les cordes…

— Rand, non…

— J’aurai besoin de vous toutes, en réalité. Devant la Lumière, j’espère que vous me soutiendrez, cette fois. Nous nous rencontrerons la veille de mon départ pour le mont. Là, nous discuterons de mes conditions.

— Tes conditions ?

— Tu verras bien, fit Rand en se détournant pour partir.

— Rand al’Thor ! s’écria Egwene en se levant. N’ose pas tourner le dos à la Chaire d’Amyrlin !

Il se pétrifia puis pivota vers la jeune dirigeante.

— Tu ne briseras pas les derniers sceaux. Le Ténébreux pourrait s’échapper.

— Un risque à courir… Il faudra dégager les gravats. Avant d’être scellée, la brèche devra être entièrement ouverte.

— Nous devrons en parler… Mettre au point un plan.

— C’est pour ça que je suis venu te voir. Afin que tu puisses planifier.

Là, Rand semblait amusé. Par la Lumière ! Furieuse, Egwene se rassit. Têtu comme son père, voilà ce qu’il était !

— Rand, nous devons débattre de certains sujets. Pas que de celui-là, mais de beaucoup d’autres. Par exemple, des sœurs que tes hommes ont liées…

— Nous en parlerons lors de notre prochaine rencontre.