Sauteur la transmit aux autres loups, qui en rugirent d’hilarité. Cependant, presque tous préféraient la blague du taureau piétinant un cerf.
Perrin grogna de nouveau. Derrière Sauteur, il courait vers la lointaine forêt où attendaient les autres fauves.
Alors qu’il fonçait, l’herbe lui parut soudain plus dense et le ralentit, comme l’auraient fait des broussailles trop serrées. Sauteur en profita pour le distancer.
Cours, Jeune Taureau !
J’essaie !
Pas comme avant !
Perrin continua à se frayer un chemin parmi les herbes. Ce monde merveilleux où couraient les loups pouvait être enivrant. Et dangereux. Sur ce point, Sauteur l’avait mis en garde plus d’une fois.
Ces dangers sont pour demain. Aujourd’hui, ignore-les. L’inquiétude, c’est bon pour les deux-pattes.
Le vieux loup prenait de plus en plus d’avance.
Je ne peux pas ignorer mes problèmes !
Pourtant, tu le fais souvent.
C’était vrai – bien plus, sans doute, que le loup le croyait.
Déboulant dans une clairière, Perrin s’arrêta net. Sur le sol, il reconnut les trois morceaux de métal qu’il avait « forgés » dans son rêve précédent. Une insulte à son art !
L’espèce de pépite grosse comme un cœur, la barre aplatie et le rectangle rachitique. Ce dernier brillait encore, roussissant l’herbe autour de lui.
Les trois horreurs se volatilisèrent en un clin d’œil, même si le rectangle laissa une marque brune dans l’herbe. Perrin leva les yeux, à la recherche des loups. Devant lui, dans le ciel, juste au-dessus des arbres, un grand tunnel d’obscurité béait. À quelle distance, il n’aurait su le dire. D’autant plus que le phénomène, tout en semblant très lointain, paraissait obstruer son champ de vision.
Dans ce gouffre vertical, Mat ferraillait contre lui-même. Contre plusieurs versions de sa personne, plutôt, chacune très élégamment vêtue.
Le jeune flambeur jouait de la lance, mais comment aurait-il pu voir la silhouette sombre qui s’était glissée derrière lui, un couteau ensanglanté au poing ?
— Mat, attention ! cria Perrin.
Mais ça ne servait à rien, il le savait. Ce qu’il voyait, c’était un rêve ou une vision concernant l’avenir. Depuis un moment, il n’en avait pas eu, espérant que ça ne recommencerait jamais.
Il se détourna. Aussitôt, un autre tunnel s’ouvrit dans le ciel. Là, il vit des moutons qui couraient en masse vers une forêt, des loups à leurs trousses. Sous le couvert des arbres, une terrible bête attendait, invisible.
Perrin comprit ou sentit qu’il était dans ce rêve. Mais qui pourchassait-il, et pourquoi ? Avec ces loups, quelque chose clochait…
Un troisième tunnel, sur le côté. Faile, Grady, Elyas, Gaul… Ils marchaient vers un abîme, suivis par des multitudes.
La vision se referma comme un œil. Bondissant dans les airs, Sauteur rejoignit Perrin et s’immobilisa. Lui, il n’avait pas vu les tunnels. À ses yeux, ils n’étaient jamais apparus.
Il regarda la trace de brûlé avec dédain, puis émit une image de Perrin : débraillé, hagard, la barbe et les cheveux en bataille.
Le jeune homme se souvint de cette époque. C’était peu après l’enlèvement de Faile. Avait-il vraiment eu l’air si miteux ? On eût dit un mendiant. Un vagabond en haillons.
Ou… quelqu’un comme Noam.
— Cesse d’essayer de me perturber, dit-il. J’avais cette allure parce que je pensais uniquement à sauver Faile. Pas parce que je m’abandonnais aux loups.
Les louveteaux accusent toujours les anciens de la meute…
Sauteur bondit de nouveau.
Que signifiait sa dernière remarque ? Les odeurs et les images semblaient se contredire. Rageur, Perrin fonça en avant, sortit de la clairière et s’engouffra de nouveau dans les herbes. Comme un peu plus tôt, elles lui opposèrent une résistance. Comme s’il luttait contre un courant.
Sauteur gambadait devant.
— Que la Lumière te brûle ! Attends-moi !
Quand on attend, on perd sa proie. Cours, Jeune Taureau !
Perrin serra les… dents. Dans le lointain, presque au niveau des arbres, Sauteur n’était plus qu’un point minuscule.
Perrin aurait bien réfléchi à ses visions, mais le temps lui manquait. S’il perdait Sauteur, il ne le reverrait pas dans ce rêve, c’était certain.
Tant mieux ! pensa-t-il, résigné.
Le sol défilait sous lui, les hautes herbes ne formant plus qu’une masse indistincte, comme s’il venait de bondir de cent pas. Il recommença, laissant dans son dos une ondulation de l’air.
Devant lui, les herbes s’écartèrent. Avec un rugissement presque réconfortant, le vent lui cinglait le visage. Au fond de lui, le loup primitif se réveillait.
Dès qu’il eut atteint la forêt, il ralentit. En une seule foulée, désormais, il avalait dix bons pieds.
Les autres loups étaient là. Ils l’entourèrent puis coururent avec lui, emportés par son excitation.
Deux pattes, Jeune Taureau ? demanda Danse entre les Chênes.
La fourrure si claire qu’elle en semblait presque blanche, cette jeune femelle arborait une longue trace noire sur le flanc droit.
Même s’il s’autorisait à courir avec les loups, Perrin ne répondit pas.
Ce qui semblait être un bosquet devint une vaste forêt. Sentant à peine le sol sous ses pieds, Perrin passa devant des troncs et des buissons.
C’était ainsi qu’il convenait de courir. Puissamment, avec toute son énergie. Chaque fois qu’il sautait par-dessus un arbre abattu, son bond l’amenait si haut que ses cheveux frôlaient la frondaison. Puis il atterrissait souplement. La forêt était son royaume. Elle lui appartenait, et il la comprenait.
Ses inquiétudes se dissipèrent. Enfin, il s’autorisa à accepter les choses comme elles étaient, pas à redouter ce qu’elles pourraient devenir. Ces loups étaient ses frères et sœurs.
Dans le monde réel, un loup en train de courir était un pur miracle d’équilibre et de contrôle. Ici, où les lois de la nature se pliaient à la volonté de leurs esprits, les animaux étaient bien plus que ça. Comme si rien ne les retenait au sol, ils sautaient par-dessus les arbres. Plus audacieux, certains bondissaient directement d’une branche haute à une autre.
C’était enivrant ! Perrin s’était-il jamais senti si vivant ? Partie intégrante du monde qui l’entourait, et en même temps, son maître absolu.
Par endroits, les lauriers voisinaient avec des épicéas et des ifs. Pour négocier un de ces bosquets serrés, Perrin décida tout simplement de le survoler. Le courant d’air, sur son passage, souleva un petit tourbillon de fleurs violettes.
Perrin les vit à peine, mais leur parfum vint lui caresser les narines.
Les loups se mirent à hurler. Pour les hommes, tous ces cris se ressemblaient. Aux oreilles de Perrin, chacun était unique. Là, c’étaient des cris de joie, avant l’excitation de la chasse.
Attention ! C’était ce que je redoutais, justement. Je ne peux pas me laisser piéger. Je suis un homme, pas un loup !
À cet instant, il capta l’odeur d’un cerf. Un animal puissant et une proie de valeur. Ce trophée potentiel était passé par ici, très récemment.
Perrin tenta de se retenir, mais l’ivresse fut la plus forte. Oubliant tout, il suivit la piste encore fraîche du cerf. Sauteur compris, les loups ne le précédèrent pas. Ils coururent avec lui, leur odeur indiquant qu’ils étaient contents de le laisser prendre la tête.
Il était le héraut et le fer de lance de l’attaque ! Quant à la meute, elle rugissait derrière lui. Comme s’il avait mené la charge héroïque des vagues de l’océan elles-mêmes.