En même temps, il les ralentissait.
Ils ne doivent pas se laisser semer à cause de moi.
En un éclair, il fut à terre, son arc jeté au loin et oublié. Alors que ses mains et ses pieds devenaient des pattes, les loups qui le suivaient rugirent pour saluer ce miracle.
Jeune Taureau s’était enfin joint pour de bon à eux.
Le cerf était toujours devant. Entre les troncs, Jeune Taureau le voyait par intermittence. Le pelage d’un blanc brillant, ce spécimen énorme, plus gros qu’un cheval, arborait des bois à trente-six andouillers au minimum.
Il tourna la tête, défiant la meute des yeux. Quand il croisa le regard de Perrin, celui-ci sentit l’angoisse profonde de la proie, derrière son arrogance.
Avec toute la puissance de ses postérieurs, le cerf bondit hors de la piste.
Jeune Taureau rugit de défi et se lança à sa poursuite. À chaque bond, le fugitif avalait au minimum vingt pieds. Sans jamais percuter une branche ou perdre l’équilibre sur un terrain accidenté et couvert de mousse.
Jeune Taureau, d’une implacable précision, posa ses pattes sur la piste que les sabots lui avaient obligeamment creusée. Désormais, il entendait le cerf haleter et voyait l’écume blanche qui se formait sur son pelage. Plus que tout, il sentait l’odeur de sa terreur.
Mais non ! Pas question de se contenter d’une victoire par épuisement de la proie. Il se gorgerait du sang qui jaillirait du cou du cerf, vidant de sa force un cœur puissant et sain. Comme il se devait, il serait meilleur que son trophée.
Il commença à ne plus respecter très exactement la trajectoire du cerf. Son objectif, c’était de passer devant, pas de suivre.
Dans l’odeur du grand animal, la terreur grandissait à chaque seconde. Galvanisé, Jeune Taureau courut encore plus vite. Alors que le cerf s’écartait sur la droite, son poursuivant bondit, percuta un tronc, les pattes en avant, et se propulsa vers la gauche. Une manœuvre qui lui fit gagner encore quelques pouces…
Très vite, il ne fut plus qu’à un souffle du cerf, chaque bond le portant plus près de ses sabots arrière. Quand il rugit, ses frères et ses sœurs lui répondirent à l’unisson. Cette chasse leur appartenait à tous, car ils ne formaient qu’un.
Mais Jeune Taureau conduisait la meute.
Son rugissement devint un grognement triomphant quand le cerf se retourna de nouveau. L’occasion qu’il attendait depuis le début. Volant par-dessus un tronc abattu, il referma ses crocs sur la nuque du fugitif. Aussitôt, il sentit sur sa langue le goût de l’écume, du pelage et du sang chaud qui se répandait autour de ses babines.
Pesant de tout son poids, il entraîna son trophée au sol. Alors qu’ils roulaient dans la terre, il ne desserra pas son emprise.
Enfin le chasseur et sa proie s’immobilisèrent.
Sous les rugissements victorieux des autres loups, Jeune Taureau lâcha un bref instant le cerf – avec l’intention de le mordre au cou et d’en finir.
Le monde cessa d’exister. La forêt disparut et les rugissements se firent très lointains. Une seule chose comptait : la mise à mort. Cette délicieuse récompense.
Une masse percuta Jeune Taureau, le propulsant dans les broussailles. Sonné, il secoua les naseaux. Un autre loup venait de l’interrompre. Sauteur ? Pourquoi donc ?
Le cerf se releva et fila entre les arbres. Rugissant de fureur, Jeune Taureau se prépara à le poursuivre. Une nouvelle fois, Sauteur le percuta de plein fouet.
Si ce cerf meurt ici, ce sera pour la dernière fois… La chasse est terminée, Jeune Taureau. Nous recommencerons un autre jour…
Jeune Taureau se ramassa sur lui-même, prêt à attaquer Sauteur. Non ! Il avait essayé un jour, et ça s’était révélé une erreur. Il n’était pas un loup, mais…
Perrin s’avisa qu’il gisait sur le sol avec dans la bouche le goût d’un sang qui n’était pas le sien. À bout de souffle, le visage ruisselant de sueur, il se mit péniblement à genoux. Puis il s’assit et secoua la tête pour en bannir le souvenir de cette magnifique et terrifiante chasse.
Les autres loups s’assirent et gardèrent le silence. Couché près de Perrin, Sauteur posa le museau sur ses pattes de devant.
— C’est de ça que j’ai peur, souffla Perrin.
Non, ça ne te fait pas peur.
— Tu vas me dire ce que je ressens ?
Aucune peur dans ton odeur… Aucune…
Perrin s’étendit sur le dos et contempla les branches frémissantes dont se détachaient des feuilles.
— Disons que ça m’inquiète.
L’inquiétude et la peur sont deux choses différentes… Pourquoi nommer l’une et ressentir l’autre ? S’inquiéter, s’inquiéter, s’inquiéter… Tu passes ton temps à ça.
— Non, il m’arrive aussi de tuer… Si tu m’apprends à maîtriser le rêve des loups, ça se passera comme ça ?
Oui.
Perrin jeta un coup d’œil sur le côté. Le sang du cerf avait coulé sur une souche desséchée, la colorant de rouge sombre. Apprendre de cette façon le pousserait à l’extrême limite d’une transformation en loup.
Mais voilà longtemps qu’il avait échappé à ce sort, fabriquant des fers à cheval dans sa forge mais sans s’attaquer aux pièces les plus difficiles et les plus exigeantes. Se fiant au don de capter les odeurs qu’on lui avait conféré, il en appelait aux loups quand il n’avait aucun autre recours. Le reste du temps, il les ignorait.
Pas moyen de fabriquer un objet sans comprendre ses pièces ! Avant d’avoir saisi le rêve des loups, Perrin ne pourrait pas se réconcilier avec l’animal qui vivait en lui. Et pas davantage le rejeter.
— Eh bien, qu’il en soit ainsi, dans ce cas…
Perché sur Costaud, Galad traversait le camp au petit trot. De tous les côtés, les Fils érigeaient des tentes et creusaient des fosses à feu.
Chaque jour, ses hommes marchaient presque jusqu’à la tombée de la nuit. Puis ils repartaient à l’aube. Plus vite ils arriveraient en Andor, et mieux ça vaudrait.
Les maudits marécages derrière eux, ils traversaient désormais une série de plaines herbeuses. Obliquer vers l’est et emprunter une des grandes voies commerciales aurait sans doute été plus rapide, mais beaucoup moins sûr. Le bon sens dictait de rester loin des troupes en mouvement du Dragon Réincarné et des Seanchaniens. La Lumière brillait certes sur les Fils, mais plus d’un était mort sous son éclat. Quand on ne risquait pas sa peau, le courage devenait un vain mot. Pourtant, s’il avait le choix, Galad préférait que la Lumière brille sur lui alors qu’il respirait encore.
Installés pour la nuit près de la route de Jehannah, les Fils la traversaient au matin pour continuer vers le nord.
Galad avait envoyé une patrouille surveiller la route. Il était curieux de connaître le trafic actuel, et il avait cruellement besoin de vivres.
Suivi par quelques assistants, Galad continua à inspecter le camp. Tant pis pour ses diverses et douloureuses blessures !
Tout était en ordre, les tentes groupées par légion formant des cercles concentriques. Impossible de traverser en ligne droite. Une configuration faite pour désorienter et ralentir d’éventuels assaillants.
Au milieu du camp, une partie restait vide. Un trou dans la formation, à l’endroit où les Confesseurs installaient naguère leurs tentes. Galad avait ordonné qu’on disperse les porteurs du bâton de berger. Deux par compagnie, au maximum. S’ils n’étaient plus à l’écart, ces hommes se sentiraient peut-être plus proches des autres Fils.
Galad nota mentalement de redessiner le camp, pour éliminer le trou central.
Avec ses compagnons, il continua à parader.
Il voulait être vu et inciter les hommes à le saluer sur son passage. Car il se souvenait de ce que lui avait dit un jour Gareth Bryne. La plupart du temps, le rôle le plus important d’un général n’était pas de prendre des décisions mais de rappeler aux soldats qu’il était là pour les prendre à leur place.