— Seigneur général…, commença un des officiers.
Brandel Vordarian n’était plus tout jeune. C’était même le doyen des seigneurs capitaines placés sous les ordres de Galad.
— J’aimerais que tu réfléchisses de nouveau avant d’envoyer cette lettre…
Vordarian chevauchait sur un flanc de Galad et Trom sur l’autre. Golever et Harnesh avançaient derrière, à portée d’oreille, et Bornhald les suivait. Pour la journée, il serait le garde du corps du jeune seigneur général.
— Cette lettre doit partir !
— C’est une folie, seigneur général, insista Vordarian.
Rasé de près, ses cheveux blond strié d’argent, l’Andorien était une montagne d’homme. Galad connaissait vaguement sa famille, des nobles mineurs qui gravitaient parmi les courtisans de sa mère.
Seul un crétin dédaignait les conseils de ses aînés. Mais pour les accepter tous, il fallait être encore plus stupide.
— Peut-être, concéda Galad. Mais c’est la bonne chose à faire.
La lettre s’adressait aux Confesseurs et aux Fils encore sous le contrôle des Seanchaniens. Bref, ceux qui n’étaient pas venus avec Asunawa. Dans sa missive, Galad décrivait les derniers événements et commandait à ces braves de le rejoindre aussi vite que possible.
Aucun ne viendrait, probablement, mais ils avaient le droit de savoir ce qui s’était passé.
Vordarian soupira puis laissa sa place à Harnesh. Distraitement, le chauve gratta la cicatrice qui s’étendait là où aurait dû être son oreille gauche.
— Assez parlé de cette lettre, Vordarian ! Ta façon d’insister me tape sur les nerfs…
Selon l’expérience de Galad, beaucoup de choses énervaient très vite le solide Murandien au crâne d’œuf.
— Tu veux débattre d’un autre sujet, je suppose ? fit Galad.
Il salua deux Fils qui coupaient du bois. S’interrompant, ils lui répondirent.
— Damodred, tu as dit aux Fils Bornhald et Byar, entre autres, que tu veux t’allier aux sorcières de Tar Valon.
Galad hocha la tête.
— Je comprends que cette idée soit dérangeante, mais si tu réfléchis, tu verras que c’est la seule solution.
— Ces sorcières sont le mal incarné !
— C’est possible, admit Galad.
Naguère, il n’aurait pas abondé dans le sens du capitaine. Mais les récits des autres Fils – plus ce que les sœurs de Tar Valon avaient fait à Elayne – l’avaient convaincu qu’il était trop conciliant avec les Aes Sedai.
— Seigneur Harnesh, même si elles sont maléfiques, ces femmes n’arrivent pas à la cheville du Ténébreux. L’Ultime Bataille est pour bientôt. Irais-tu jusqu’à nier cette évidence ?
Harnesh et les autres sondèrent le ciel, noir depuis des semaines. La veille, un homme de plus avait succombé à une étrange maladie, des cafards se déversant de sa bouche quand il toussait. De plus, les réserves de nourriture fondaient et celles qui restaient menaçaient de pourrir en un clin d’œil.
— Non, je ne la nie pas, admit Harnesh.
— Dans ce cas, tu devrais te réjouir. Notre chemin est évident. Nous devons participer à l’Ultime Bataille. En la dirigeant, nous montrerons la voie de la Lumière à ceux qui s’en sont détournés. Si nous n’y parvenons pas, eh bien, nous combattrons quand même, parce que c’est notre devoir. Nies-tu ce point-là, seigneur capitaine ?
— Pas plus que l’autre. Mais les sorcières, quand même…
Galad secoua la tête.
— Je ne vois pas comment éviter une alliance. Nous avons besoin de soutien. Regarde autour de toi, Harnesh. Combien de Fils avons-nous ? Même avec les nouvelles recrues, nous sommes moins de vingt mille. Notre forteresse conquise, nous ne pouvons compter sur personne. Pire encore, les grandes nations de ce monde nous abominent. Non, ne prétends pas le contraire ! Tu sais très bien que c’est vrai.
Galad chercha le regard des hommes qui le suivaient. Un à un, ils hochèrent la tête.
— Les Confesseurs sont responsables, marmonna Harnesh.
— Ils portent en partie le blâme, concéda Galad. Mais c’est aussi parce que ceux qui font le mal regardent avec mépris et dégoût ceux qui se consacrent corps et âme au bien.
Là encore, tout le monde approuva.
— Nous devons nous y prendre prudemment, continua Galad. Par le passé, l’intransigeance des Fils leur a mis à dos des gens qui auraient pu les soutenir. Comme le répétait ma mère, une victoire diplomatique ne signifie pas que chacun obtient ce qu’il a demandé. Ça, c’est le meilleur moyen d’encourager les pires exigences. L’astuce, ce n’est pas de combler tout le monde, mais de laisser penser à chaque partie qu’elle a eu le maximum de ce qu’elle pouvait obtenir. Les gens doivent être assez contents pour obéir, mais assez mécontents pour savoir qu’ils ont traité avec bien meilleurs qu’eux.
— Quel rapport avec nous ? demanda Golever. Nous ne servons aucun souverain.
— C’est exact, approuva Galad, et c’est bien ce qui effraie les monarques. Ayant grandi à la cour d’Andor, je sais comment ma mère considérait les Fils. Chaque fois qu’elle traitait avec eux, elle bouillait de rage ou décidait de les éradiquer une bonne fois pour toutes. Nous ne pouvons susciter aucune de ces réactions. Les monarques doivent nous respecter et non nous haïr.
— Des Suppôts des Ténèbres, grogna Harnesh.
— Ma mère n’en était pas un, fit calmement Galad.
Harnesh en rougit de confusion.
— À part elle, bien entendu…
— Tu parles comme un Confesseur, dit Galad. Chaque contradicteur, tu l’accuses d’être un Suppôt. Beaucoup de têtes couronnées sont influencées par les Ténèbres, mais je doute qu’elles en aient conscience. C’est là que la Main de la Lumière se trompe. Le plus souvent, un Confesseur est incapable de faire la différence entre un Suppôt endurci, une personne influencée par les Ténèbres et quelqu’un dont l’opinion diverge simplement de celle des Fils.
— Alors, que faire ? demanda Vordarian. Nous plier aux caprices des rois et des reines ?
— Que faire, je ne le sais pas encore, avoua Galad. Mais j’y réfléchirai, et la réponse m’apparaîtra. Nous ne deviendrons pas les toutous des monarques. Pourtant, pense à ce que nous pourrions accomplir dans une nation si nous n’étions pas obligés de mobiliser nos troupes pour intimider son dirigeant.
Pensifs, tous les Fils acquiescèrent.
— Seigneur général ! lança une voix.
Tournant la tête, Galad vit que Byar galopait vers eux sur son étalon blanc. Le cheval avait appartenu à Asunawa. Préférant Costaud, Galad n’en avait pas voulu.
Il tira sur ses rênes tandis que Byar approchait, sa cape étincelante. Dans le camp, ce n’était pas le compagnon le plus agréable, mais il faisait montre d’une loyauté sans faille.
Cela dit, il n’était pas censé être ici.
— Tu devrais être en train de surveiller la route de Jehannah, Fils Byar, lui rappela Galad. Et ta mission ne se terminera pas avant quatre bonnes heures.
Byar s’arrêta net et salua son chef.
— Seigneur général, sur la route, nous avons capturé des voyageurs très suspects. Que devons-nous faire d’eux ?
— Capturé ? répéta Galad. Je t’ai envoyé surveiller, pas faire des prisonniers.
— Seigneur général, comment savoir qui sont ces gens et ce qu’ils veulent sans leur parler ? Nous devions être particulièrement attentifs aux Suppôts des Ténèbres.
— Je vous ai ordonné de repérer les troupes ou les caravanes qui approchent.
— Ces Suppôts ont des vivres, affirma Byar. Ce sont peut-être bien des marchands…