Le terrain d’exercice débordait d’escrimeurs et d’autres experts des armes. Avec l’afflux de réfugiés, de soldats et de mercenaires, pas mal d’hommes se voyaient dans la peau d’un futur Champion. Egwene avait ouvert le terrain à tous ceux qui désiraient s’entraîner et faire leurs preuves. Dans les prochaines semaines, elle entendait aussi élever au statut d’Aes Sedai toutes les femmes qui étaient prêtes à recevoir le châle.
Gawyn s’était entraîné durant quelques jours, mais les spectres des hommes qu’il avait tués semblaient plus présents, en bas. Le terrain d’exercice appartenait à sa vie d’avant – quand tout n’avait pas encore tourné à la catastrophe. D’autres Jeunes Gardes étaient retournés sans peine – et avec joie – à ce passé heureux. Jisao, Rajar, Durrent et la plupart de ses autres officiers étaient devenus des Champions. Très bientôt, de leur groupe, il ne resterait personne. À part lui.
La porte intérieure s’ouvrit et des échos de voix parvinrent aux oreilles de Gawyn. Se retournant, il vit qu’Egwene, en robe jaune et vert, approchait pour converser avec Silviana. La Gardienne jeta un coup d’œil au jeune homme, qui crut la voir se rembrunir.
Egwene remarqua aussitôt son visiteur mais ne broncha pas. Confronté à son masque d’Aes Sedai – elle était devenue très bonne au jeu de l’impassibilité –, Gawyn se sentit très mal à l’aise.
— Il y a eu un nouvel assassinat ce matin, annonça-t-il en approchant de la jeune femme.
— Plus précisément, corrigea Egwene, c’était cette nuit.
— Il faut que je te parle !
Egwene et sa Gardienne se consultèrent du regard.
— D’accord, dit la dirigeante avant de battre en retraite dans son bureau.
Gawyn la suivit sans accorder un regard à Silviana.
Le bureau de la Chaire d’Amyrlin était une des plus belles pièces de la tour. Sur les lambris clairs des murs, on avait gravé des scènes magnifiquement détaillées. La cheminée était en marbre et les dalles rouges taillées en forme de losange brillaient de mille feux. Sur le grand bureau d’Egwene, deux lampes représentaient des femmes qui levaient les mains au ciel, des flammes dansant dans leurs paumes.
Le long d’un mur, des rayonnages proposaient des livres qui semblaient classés par harmonie de couleurs plutôt que par sujets. Des ouvrages ornementaux, en attendant que la nouvelle Chaire d’Amyrlin ait fait son choix.
— De quoi veux-tu me parler ? demanda Egwene en s’asseyant.
— Des meurtres.
— Mais encore ?
Gawyn ferma la porte.
— Que la Lumière me brûle, Egwene ! Tu es obligée de me sortir ton numéro de dirigeante suprême chaque fois qu’on se parle ? De temps en temps, je ne pourrais pas avoir droit à Egwene al’Vere ?
— Si je te montre la dirigeante, c’est parce que tu refuses de l’accepter. Quand tu changeras d’attitude, nous irons peut-être au-delà de ce protocole relationnel.
— Lumière ! Tu as appris à t’exprimer comme ces femmes !
— Parce que je suis l’une d’entre elles ! Ta façon de parler te trahit. La Chaire d’Amyrlin ne peut pas être servie par ceux qui contestent son autorité.
— Je ne la conteste pas, tu peux me croire. Mais n’est-il pas important pour toi que certains voient la personne que tu es, et pas seulement ta fonction ?
— Si, mais à condition que ces gens aient bien en tête la notion d’obéissance. (Le masque s’adoucit un peu.) Tu n’en es pas là, Gawyn. Je suis désolée.
Le jeune homme serra les dents.
N’en fais pas trop ! se dit-il.
— Très bien… Les meurtres, donc… Nous avons constaté qu’aucune des victimes n’avait de Champion.
— Oui, j’ai lu un rapport sur ce point.
— Cette réalité m’a incité à réfléchir sur une plus grande échelle. Je conclus que nous n’avons pas assez de Champions.
Egwene plissa le front.
— Nous nous préparons pour l’Ultime Bataille, Egwene ! Pourtant, beaucoup de sœurs n’ont pas de protecteur. Beaucoup trop ! Certaines n’ont pas remplacé le leur après sa mort. D’autres n’en ont jamais voulu. Tu ne peux pas permettre ça.
— Et que devrais-je faire, selon toi ? Instaurer le Champion obligatoire pour toutes ?
— Oui.
— Gawyn, même la Chaire d’Amyrlin n’a pas ce genre de pouvoir.
— Alors, passe par le Hall.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles. Le choix d’un Champion est une décision intime et personnelle. Aucune femme ne peut y être forcée.
Gawyn ne baissa pas les bras.
— Le choix de partir en guerre est aussi « intime » et personnel, sais-tu ? Pourtant, dans tout le pays, des hommes sont embarqués dans cette aventure. Parfois, les sentiments se révèlent moins importants que la survie.
» Les Champions gardent les sœurs en vie. Bientôt, chacune de ces femmes aura une importance vitale. Face à des hordes de Trollocs, une Aes Sedai sera plus efficace que cent soldats. Et via la guérison, vous sauverez des multitudes de vies. Les sœurs sont un bien commun à l’humanité. Tu ne dois pas les laisser sans protection.
Peut-être à cause de la ferveur de Gawyn, Egwene eut un léger mouvement de recul. Puis, contre toute attente, elle hocha la tête.
— Il y a de la sagesse dans tes propos, Gawyn…
— Évoque la question devant le Hall, Egwene. Fondamentalement, une sœur qui ne choisit pas de Champion agit de manière égoïste. Le lien rend un soldat meilleur, et nous avons besoin de tous les avantages possibles. Et ça contribuera à empêcher les meurtres.
— Je vais voir ce que je peux faire…
— Puis-je consulter les rapports que te remettent les sœurs ? Sur les crimes, je précise.
— Gawyn, je t’ai autorisé à participer à l’enquête pour avoir un autre point de vue. Si tu lis ces rapports, tu tireras les mêmes conclusions que mes sœurs.
— Alors, réponds au moins à une question. Tes enquêtrices ont-elles envisagé que ces meurtres ne soient pas le fait de l’Ajah Noir ? Que le coupable puisse être un Homme Gris ou un Suppôt des Ténèbres ?
— Non, elles n’y ont pas pensé, parce que nous savons que ce n’est pas le cas.
— Cette nuit, la porte a été forcée. Et les victimes sont tuées au couteau, pas avec le Pouvoir de l’Unique. De plus, il n’y a pas trace de portail et…
— L’assassin a accès au Pouvoir, coupa Egwene. Et il – ou plutôt, elle – ne se sert sans doute pas d’un portail.
Gawyn en écarquilla les yeux. On aurait juré les propos d’une sœur contournant son serment de ne jamais mentir.
— Tu gardes des secrets… Pas seulement vis-à-vis de moi, mais de toute la tour.
— Parfois, les secrets sont nécessaires.
— Ne peux-tu pas te confier à moi ? Egwene, j’ai peur que la coupable s’en prenne à toi. Et tu n’as pas de Champion.
— Sans le moindre doute, elle finira par s’en prendre à moi…
Egwene joua avec un objet posé sur son bureau. On eût dit une ceinture de cuir usée – du genre qu’on utilisait pour frapper un criminel. Étrange…
— Egwene, parle, je t’en supplie. Que se passe-t-il ?
La jeune femme dévisagea Gawyn puis soupira.
— D’accord… Je l’ai dit aux enquêtrices, alors tu mérites sans doute de l’entendre. Une Rejetée se cache à la Tour Blanche.
Gawyn posa la main sur le pommeau de son épée.
— Quoi ? Où ça ? Tu l’as capturée ?
— Non. Mais c’est elle la meurtrière.
— Tu en es sûre ?
— Je sais que Mesaana est ici parce que je l’ai rêvé. Elle se cache parmi nous. Quatre Aes Sedai ont perdu la vie. C’est elle, Gawyn. Il n’y a pas d’autre explication.