Superbe femme aux cheveux noirs et aux grands yeux marron, un des chiots de l’Élue – une ancienne Haute Dame de Tear – fixait elle aussi le portail. Elle semblait effrayée et sa maîtresse partageait son appréhension.
Fermant l’exemplaire d’un livre intitulé En flammes dans la neige, Graendal se leva. Rayonnante dans sa robe de soie noire décorée de ruban de streith, elle traversa le portail, attentive à produire une forte impression d’assurance.
Moridin l’attendait au cœur de son palais de pierre noire. Dans une salle dépourvue de meubles, un feu crépitait dans la cheminée. Au nom du Grand Seigneur ! Un feu, par une journée si étouffante ?
Graendal resta sereine et se força à ne pas transpirer.
Moridin se tourna vers elle, les taches noires de saa flottant dans ses yeux.
— Tu sais pourquoi je t’ai convoquée.
Pas une question, mais une affirmation.
— Oui.
— Aran’gar est morte pour toujours. Le Grand Seigneur avait pourtant récupéré son âme, la première fois. On dirait que tu te fais une spécialité des catastrophes de ce genre.
— Nae’blis, je vis pour servir.
De l’assurance ! Elle ne devait surtout pas se démonter.
Moridin hésita une fraction de seconde. Très bien, ça…
— Je suppose que tu n’insinues pas qu’Aran’gar nous avait trahis.
— Quoi ? Non, bien entendu…
— Et c’est ça que tu appelles servir ?
Graendal afficha un mélange d’inquiétude et de confusion.
— Eh bien, j’ai obéi aux ordres. Je ne suis donc pas ici pour recevoir des félicitations ?
— Très loin de là, lâcha Moridin. Ta fausse surprise n’aura aucun effet sur moi, femme.
— Elle n’est pas fausse, dit Graendal, jetant les bases de son mensonge à venir. Bien sûr, je ne m’attends pas à ce que le Grand Seigneur se réjouisse d’avoir un Élu en moins, mais j’affirme que le gain est supérieur à la perte.
— Quel gain ? siffla Moridin. Tu t’es stupidement laissé surprendre, provoquant pour rien la fin irréparable d’une Élue. Nous aurions dû pouvoir compter sur toi, entre tous nos gens, pour ne pas se faire gruger par al’Thor.
Moridin ignorait qu’elle avait entravé Aran’gar, la livrant à la mort. Il croyait à une erreur. Parfait, ça…
— Surprendre ? Je n’ai jamais… Moridin, comment peux-tu croire que je me sois fait surprendre par al’Thor ?
— C’était donc intentionnel ?
— Bien entendu… J’ai quasiment dû lui tenir la main pour le guider jusqu’au Tumulus de Natrin. Lews Therin n’a jamais été très doué pour voir ce qui se dresse devant son nez. Moridin, tu ne comprends donc pas ? Comment Lews Therin va-t-il réagir à ce qu’il a fait ? Détruire une citadelle qui abritait des centaines de personnes. Massacrer des innocents pour atteindre son objectif. Pourra-t-il accepter aisément cette infamie ?
Moridin hésita. Donc, il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. Graendal sourit intérieurement. Pour le Nae’blis, les actes d’al’Thor semblaient parfaitement logiques. Le moyen le plus simple et pratique pour atteindre un objectif.
Mais pour al’Thor, il n’en était pas ainsi. Avec sa tête farcie de balivernes telles que l’honneur et la vertu, ce massacre, il aurait du mal à le digérer. L’appeler « Lews Therin » en parlant à Moridin renforçait cette thèse.
Ce crime supplémentaire déchirerait l’âme d’al’Thor et lacérerait son cœur. Ses nuits hantées par des cauchemars, il porterait sa culpabilité comme une bête de trait porte son joug.
Graendal se souvenait vaguement de ses premiers pas vers les Ténèbres. Avait-elle toujours éprouvé cette absurde douleur ? Hélas, oui. Contrairement à beaucoup d’Élus. Semirhage, par exemple, était corrompue jusqu’à la moelle dès le début. Mais d’autres, comme Ishamael, avaient emprunté des chemins déchirants pour rejoindre les Ténèbres.
Dans les yeux de Moridin, elle voyait des souvenirs très lointains. Par le passé, elle n’était pas sûre de l’identité de cet homme. Aujourd’hui, elle n’avait plus de doutes. Le visage était différent, mais l’âme demeurait identique. Et cet individu savait très exactement ce qu’al’Thor éprouvait.
— Tu m’as ordonné de lui nuire, rappela Graendal. De lui faire connaître l’angoisse. C’était le meilleur moyen. Aran’gar m’a aidée. Hélas, elle ne s’est pas enfuie quand je l’y ai incitée. Tu le sais, elle a toujours fait face à ses problèmes avec trop d’agressivité. Mais le Grand Seigneur trouvera d’autres agents, j’en suis sûre. Nous avons pris un risque, et il y avait un coût… Mais le gain l’emporte… Cerise sur le gâteau, Lews Therin me croit morte. Un grand avantage pour nous.
Graendal sourit. Pas de plaisir, mais de satisfaction. Enfin, modérée…
Moridin la foudroya du regard, puis il hésita et détourna les yeux – pour fixer le vide.
— Tu ne seras pas punie pour le moment, dit-il enfin – à contrecœur, visiblement.
Venait-il de communiquer directement avec le Grand Seigneur ? Pour ce qu’en savait Graendal, dans cet Âge, tous les Élus devaient gagner le mont Shayol Ghul pour entendre leurs ordres. Ou accepter de recevoir la visite de Shaidar Haran, cette ignoble créature. Et voilà que le Grand Seigneur semblait s’adresser directement au Nae’blis. Intéressant, ça. Et inquiétant…
Assez pour conclure que la fin était proche. En conséquence, il ne restait plus beaucoup de temps pour faire des manières. Après l’Ultime Bataille, Graendal serait le Nae’blis et elle régnerait sur ce monde, devenu son royaume.
— Je crois que je devrais…, commença-t-elle.
— Rester loin d’al’Thor, acheva Moridin. Tu ne seras pas punie, mais je ne vois aucune raison de te couvrir de lauriers. D’accord, al’Thor est peut-être blessé, mais tu as saboté notre plan, et tu nous as privés d’un agent très utile.
— Comme il te plaira, dit Graendal. Et surtout, comme il plaira au Grand Seigneur. Mais je n’allais pas proposer de remonter à l’assaut contre al’Thor. Il me croit morte. Autant entretenir son illusion et m’utiliser autre part, pour l’instant.
— Autre part ?
Graendal avait besoin d’une victoire – décisive, en plus de tout. Passant en revue ses différents plans, elle chercha celui qui avait le plus de chances de réussir. Impossible de repartir en guerre contre al’Thor ? Eh bien, qu’à cela ne tienne. Elle apporterait au Grand Seigneur quelque chose qu’il désirait depuis longtemps.
— Perrin Aybara, dit-elle.
Devoir exposer ses intentions à Moridin était hautement déplaisant. En principe, elle préférait les garder pour elle. Mais elle n’avait aucune chance d’en finir avec cette rencontre sans avoir craché le morceau.
Moridin se tourna vers la cheminée, croisa les mains dans son dos et contempla les flammes.
Graendal sursauta quand elle sentit de la sueur ruisseler sur son front. Pardon ? La chaleur et le froid, elle s’en jouait, d’habitude. Qu’est-ce qui clochait ? Elle se concentra, mais sans résultat. Non ! Pas ici, pas près de cet homme.
Bien que bouleversée, elle reprit :
— Aybara est important. Les prophéties…
— Je les connais, dit Moridin sans se retourner. Comment vas-tu t’y prendre ?
— Mes espions ont localisé son armée. Juste au cas où, j’ai déjà lancé un ou deux plans le concernant. Je contrôle une bande de Créatures des Ténèbres qui provoqueront le chaos autour de lui, et je lui réserve un piège. S’il perd Aybara, al’Thor ne s’en relèvera pas.
— Ce serait même encore mieux que ça, souffla Moridin. Mais tu ne réussiras pas. Ses hommes disposent de portails. Il s’échappera.
— Je…
— Il s’échappera, te dis-je !
La sueur coulait maintenant sur les joues de Graendal. Elle l’essuya comme si de rien n’était, mais son front continua d’en produire.