Tallanvor sourit et soulagea son aimée d’une partie des tasses. Puis Morgase et lui vinrent se camper devant Perrin.
Quand elle vit son galant s’incliner humblement, l’ancienne reine en fut un peu agacée. Tallanvor était toujours membre de la Garde Royale. Le dernier qui lui fût fidèle, à sa connaissance. Il n’aurait pas dû saluer ainsi un arriviste de cambrousse.
— Quand vous vous êtes joints à moi, tous les deux, on m’a fait une suggestion. (Plus bourru que jamais, Perrin écarta les mains.) Je crois qu’il est temps d’en tenir compte. L’un comme l’autre, vous me faites penser à des jeunes gens de deux villages rivaux. Toujours à vous languir de l’élu de votre cœur. Bref, un mariage s’impose. Alliandre pourrait le célébrer, ou même moi. Vous suivez des traditions spécifiques ?
Morgase en cilla de surprise. Pour avoir semé cette graine dans l’esprit de Perrin, que Lini soit trois fois maudite !
Alors que Tallanvor l’interrogeait du regard, Morgase eut une crise de panique.
— Allez enfiler vos plus beaux atours, et revenez dans une heure avec vos témoins. Ainsi, nous en aurons très vite terminé avec cette idiotie.
Morgase s’empourpra de colère. Cette idiotie ? Comment osait-il, ce rustre ? L’expédier comme ça, à croire que ses sentiments – son amour – n’étaient qu’une nuisance pour lui.
Il entreprit d’enrouler sa carte, mais d’une main posée sur son bras, Faile lui signala qu’on n’avait pas obéi à ses ordres.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Non, lâcha Morgase.
Refusant de voir la déception et la tristesse de Tallanvor, elle garda les yeux rivés sur Perrin.
— Non quoi ?
— Non, Perrin Aybara, je ne reviendrai pas dans une heure pour être mariée.
— Mais…
— Si tu veux qu’on nettoie le pavillon ou qu’on emballe quelque chose, fais-moi signe. Même chose quand ton linge a besoin d’être lavé. Mais je suis ta servante, Perrin Aybara, pas ton sujet. À une femme loyale à la reine d’Andor, tu n’as pas à donner des ordres… intimes.
— Je…
— Allons, la reine elle-même n’aurait pas une exigence pareille ! Forcer deux personnes à se marier parce qu’elles se regardent trop à ton goût ? Comme deux chiens dont on entend vendre les petits ?
— Je ne voyais pas les choses ainsi…
— Mais tu les as présentées de cette façon. En outre, comment peux-tu être sûr des intentions de ce jeune homme ? Lui as-tu parlé, l’interrogeant comme il sied à un seigneur dans des circonstances pareilles ?
— Maighdin, se défendit Perrin, il est attaché à toi. Tu aurais dû le voir pendant ta captivité. Femme, ça sautait aux yeux !
— Dans les affaires de cœur, rien ne saute jamais aux yeux. (Morgase se redressa de toute sa taille et se sentit presque… régalienne.) Si je me pique d’épouser quelqu’un, la décision viendra de moi. Pour un homme qui clame son désintérêt du pouvoir, tu aimes donner des ordres, Perrin Aybara. Comment sais-tu que j’accepte l’affection de ce jeune homme ? Lis-tu dans mon cœur ?
Tallanvor serra les poings. Puis il salua Perrin et sortit en trombe du pavillon. Un garçon impétueux.
Eh bien, autant qu’il sache que Morgase ne serait plus le jouet de personne. D’abord Gaebril, puis Valda et maintenant Perrin Aybara ? Tallanvor ne méritait pas qu’une femme l’épouse parce qu’on le lui avait ordonné. Il valait mieux que ça.
Morgase toisa Perrin, qui s’empourpra. Du coup, elle s’adoucit un peu.
— Tu es inexpérimenté, dit-elle, alors, permets-moi un conseil. Un seigneur est tenu de s’impliquer dans certaines choses, c’est vrai. En revanche, il ne doit jamais se mêler de certaines autres. Avec le temps, tu apprendras à faire la différence. En attendant, abstiens-toi de fantaisies de ce genre avant d’avoir au moins consulté ta femme.
Sur ces mots, Morgase s’inclina – sans lâcher ses tasses – et se retira. Elle n’aurait pas dû parler ainsi à Aybara. Cela dit, il avait commencé, avec son ordre indigne.
Tout compte fait, elle avait encore du caractère ! Mais depuis quand ne s’était-elle pas montrée si ferme et si sûre d’elle ? Eh bien, c’était antérieur à l’arrivée de Gaebril à Caemlyn.
À présent, elle allait devoir dénicher Tallanvor et soigner son orgueil blessé.
Elle déposa la vaisselle à la première cahute de nettoyage disponible, puis arpenta le camp à la recherche de son amoureux. Autour d’elle, les domestiques et les ouvriers s’acharnaient. Beaucoup d’anciens gai’shain se comportaient comme s’ils étaient encore dans le camp des Shaido. Dès qu’on les regardait, ils s’excusaient d’exister. Les Cairhieniens étaient les pires. Au fil d’une longue détention, les Shaido avaient su briser leur volonté.
Dans le lot, il y avait bien entendu quelques Aiels. Quelle coutume étrange, quand même. Si Morgase avait bien compris, une partie de ces gai’shain avaient été capturés par les Shaido, puis libérés à Malden. Toujours vêtus de blanc, ils manifestaient leur intention de rester des esclaves pour leurs parents et leurs amis.
Tout comportement humain pouvait être compris. Concernant ceux des Aiels, il fallait un peu de temps. Par exemple, ce groupe de Promises qui arpentait le camp. Pourquoi ces guerrières forçaient-elles tout le monde à s’écarter ? Il n’y avait…
Morgase s’immobilisa. Ces Aielles se dirigeaient vers le pavillon de Perrin. Et on aurait bien dit qu’elles rapportaient des nouvelles.
Cédant à la curiosité, Morgase les suivit.
Les Promises laissèrent deux gardes devant l’entrée. Mais le dôme de silence avait disparu. Morgase contourna le pavillon, l’air d’avoir tout autre chose à faire qu’espionner. Imaginant la détresse de Tallanvor, elle eut un pincement au cœur.
De sous la tente monta la voix puissante de Sulin :
— Sur la route, directement devant nous, une force importante semble nous attendre. Des Capes Blanches…
7
Plus léger qu’une plume
La nuit, l’air était presque… paisible. Cela dit, le tonnerre indiquait encore à Lan que tout était loin d’aller bien. Alors qu’il voyageait avec Bulen depuis des semaines, la tempête continuait à bouillonner, de plus en plus noire.
Après une assez brève chevauchée vers le sud, les deux hommes avaient obliqué en direction de l’est. Actuellement, ils étaient quelque part aux environs de la frontière entre le Kandor et le Saldaea. La plaine des Lances… Partout, des pics presque droits, telles des forteresses, se dressaient autour des deux voyageurs.
Avaient-ils raté la frontière ? Dans ces coins reculés, ça manquait souvent d’indications. Quant aux montagnes, elles se fichaient d’appartenir à l’une ou l’autre nation.
— Maître Andra, dit Bulen dans le dos de Lan.
Le mari de Nynaeve avait acheté un cheval à son compagnon. Un canasson, plutôt. Perché sur la vieille jument blanche, Bulen tenait toujours la bride de son cheval de bât, Éclaireur.
Il rejoignit Lan, qui insistait pour se faire appeler « Andra ». Un partisan, c’était déjà un de trop. S’ils ne parvenaient pas à l’identifier, les autres fâcheux ne pourraient pas lui coller aux basques. Grâce à Bulen – qui ne l’avait pas fait exprès –, Lan était désormais au courant de la machination de sa femme. Pour ça, il avait une dette envers ce type.
Mais qu’est-ce qu’il était bavard !
— Maître Andra, reprit Bulen, si je puis me permettre, nous devrions tourner vers le sud au carrefour de Berndt. Dans cette direction, je connais une auberge qui sert de délicieuses cailles. Après, nous pourrons obliquer de nouveau vers l’est en empruntant la route de Mettler. Un chemin bien plus facile. Sur cette route, mon cousin maternel a une ferme, et il serait possible de…