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Perrin se souvenait d’un temps où un petit déjeuner composé de pain et de fromage le comblait. Mais ce n’était plus le cas. Peut-être à cause de son rapport particulier avec les loups, ou parce que ses goûts avaient évolué au fil du temps. Désormais, il dévorait de la viande, surtout le matin. En campagne, il ne pouvait pas en avoir tous les jours et s’en accommodait. Mais en règle générale, il n’avait pas besoin de demander.

Comme aujourd’hui… À peine débarbouillé, il avait vu entrer une servante lestée d’un plateau. Dessus, une tranche de jambon encore fumante embaumait l’air. Pas de haricots blancs ni de légumes verts. Aucune sauce. Seulement le jambon et son odeur enivrante. Frotté au sel, il avait été grillé à la broche puis servi avec deux œufs.

Dès qu’elle eut posé le plateau, la servante s’éclipsa.

Se frottant les mains, Perrin traversa le pavillon tout en humant l’odeur de la viande. Dans sa tête, quelque chose lui disait de s’en passer, mais il ne pouvait pas. La tentation était trop forte.

Il s’assit, prit son couteau et sa fourchette et passa à l’action.

— Je ne comprends pas comment tu peux manger ça le matin, dit Faile en sortant du carré de bain.

Le pavillon était divisé en plusieurs sections séparées par des cloisons de toile. Ce matin, Faile portait une de ses discrètes robes grises préférées. Un choix parfait, parce qu’il ne détournait pas l’œil de sa beauté. L’effet était accentué par une ceinture noire – depuis beau temps, elle avait renvoyé tous ses modèles en or, si beaux soient-ils. Quand Perrin avait proposé de lui trouver une ceinture vraiment à son goût, elle avait eu l’air révulsée.

— C’est de la nourriture, répliqua-t-il.

— Je vois oui, lâcha Faile avant d’aller s’observer dans le miroir en pied. Tu croyais que je prenais ta bidoche pour un caillou ?

— Je voulais dire, corrigea Perrin, que tout ce qui est comestible se mange. Pourquoi devrais-je me soucier de ce que j’avale le matin, le midi ou le soir ?

— Parce que tes habitudes sont bizarres, dit Faile en passant autour de son cou un cordon où pendait une petite pierre bleue.

Elle s’observa dans le miroir, puis se retourna dans le frou-frou de manches de sa robe à la coupe typique du Saldaea.

— Je prends le petit déjeuner avec Alliandre. S’il y a des nouvelles, envoie-moi chercher.

Perrin acquiesça tout en avalant. Pourquoi aurait-on dû adorer la viande à midi mais la refuser le matin ? Ça n’avait aucun sens.

Perrin avait décidé de continuer à camper près de la route de Jehannah. Que faire d’autre avec une armée de Capes Blanches entre sa position actuelle et Lugard ? Pour évaluer le danger, ses éclaireurs auraient besoin de temps. Du coup, il passait le plus clair du sien à ruminer ses étranges visions. Les loups qui poussaient des moutons vers un monstre et Faile qui marchait en direction d’un gouffre. À cette heure, il n’avait rien trouvé, mais ces images pouvaient-elles avoir un rapport avec les Capes Blanches ? Leur symbolique le perturbait plus qu’il voulait l’admettre, mais il gardait le mince espoir qu’elles se révéleraient insignifiantes et ne le ralentiraient pas trop.

— Perrin Aybara, demanda une voix, me permets-tu d’entrer ?

— Bien sûr, Gaul. Mon ombre est la tienne.

Le grand Aiel avança sous le pavillon.

— Merci, Perrin Aybara, dit-il avec un coup d’œil pour le jambon rôti. Un festin, ça. Tu célèbres quelque chose ?

— Non, je prends mon petit déjeuner.

— Une victoire quotidienne en soi, plaisanta Gaul.

Perrin ne se formalisa pas. L’humour aiel, voilà une paie qu’il n’essayait plus de le comprendre.

Gaul s’assit à même le sol. Avec un soupir intérieur, Perrin saisit son assiette et alla prendre place à côté de lui. La viande sur ses genoux, il continua à se régaler.

— Tu n’es pas obligé de t’asseoir par terre à cause de moi, dit Gaul.

— Je ne m’y sens pas contraint, mais je le fais…

L’Aiel hocha gravement la tête.

Perrin se coupa un nouveau morceau de viande. Franchement, prendre le tout entre ses doigts et mordre dedans aurait été beaucoup plus simple. Les loups en avaient, de la chance ! Les couverts ? Pour quoi faire ?

Les pensées de ce genre inquiétaient Perrin. Il n’était pas un loup et refusait de réfléchir comme tel. Dans cet ordre d’idées, il devrait peut-être se mettre aux fruits le matin, comme le lui conseillait Faile.

Peu convaincu, il repartit à l’assaut de sa viande.

— Nous avons combattu des Trollocs à Deux-Rivières, dit Byar en baissant le ton. (La bouillie de Galad refroidissait, oubliée sur la table.) Dans le camp, des dizaines d’hommes peuvent le confirmer. Avec mon épée, j’ai tué plusieurs de ces monstres.

— Des Trollocs à Deux-Rivières ? s’étonna Galad. Ce territoire est à des centaines de lieues des Terres Frontalières.

— Et pourtant, ils étaient là… Le seigneur général Niall avait dû s’en douter. C’est sur son ordre que nous sommes allés là-bas. Tu sais que Pedron Niall ne se serait pas affolé pour rien.

— C’est vrai. Mais Deux-Rivières, quand même ?

— Ça grouille de Suppôts, dans ce coin. Bornhald t’a parlé de Perrin Yeux-Jaunes. Sur ce territoire, Aybara a brandi l’étendard de Manetheren, l’antique royaume, et levé une armée de paysans. En principe, des soldats entraînés se jouent des gueux enrôlés ainsi, mais quand il y en a beaucoup, ils peuvent se révéler dangereux. Certains sont adroits avec un arc ou un bâton de combat.

— Je le sais, lâcha Galad, irrité au souvenir de la leçon particulièrement cuisante qu’il avait reçue.

— Ce Perrin Aybara, reprit Byar, il appartient à l’engeance du mal, ça ne fait pas de doute. Si on le surnomme « Yeux-Jaunes » c’est parce que ses yeux sont de cette couleur, qu’aucun humain n’a jamais arborée. Nous avons établi qu’il a fait venir les Trollocs afin de forcer les habitants du territoire à rallier son armée. Au bout du compte, il nous a chassés de ce coin du monde. Et à présent, il est ici, juste devant nous…

Une coïncidence ou quelque chose de plus ?

Byar se posait à l’évidence la même question.

— Seigneur général, j’aurais dû en parler avant, mais l’affaire de Deux-Rivières n’était pas ma première expérience avec ce monstre. Il y a deux ans, il a tué deux Fils sur une route isolée d’Andor. Je voyageais avec le père de Bornhald. Nous avons croisé Aybara dans un camp, au bord de la voie principale. Il courait avec des loups, comme un dément. Avant d’être capturé, il a abattu deux des nôtres. Condamné à la pendaison, il a réussi à s’évader pendant la nuit.

— Des témoins peuvent confirmer ton histoire ?

— Le Fils Oratar, oui. Et Bornhald m’accompagnait à Deux-Rivières. Yeux-Jaunes était aussi à Falme. Pour ce qu’il a fait là-bas, il mérite d’être traduit en justice. Tout s’éclaire. La Lumière nous livre un criminel.

— Tu es sûr que nos camarades sont entre les mains des Capes Blanches ? demanda Perrin.

— Je n’ai pas pu distinguer les visages, répondit Gaul. Mais Elyas Machera a des yeux d’aigle. Il affirme avoir vu Basel Gill.

Une preuve, oui. La vue d’Elyas était aussi perçante que celle de Perrin.

— Sulin et son groupe ont fait des rapports similaires, précisa Gaul en acceptant une chope de bière servie par Perrin. Les Capes Blanches ont un grand nombre de charrettes très semblables aux nôtres. Sulin s’en est aperçue très tôt, ce matin, mais elle m’a demandé d’attendre ton réveil pour t’en parler. Selon elle, les gens des terres mouillées ne sont pas rationnels quand on les tire du sommeil en sursaut.

Gaul n’avait pas conscience d’être blessant. Perrin était un habitant des terres mouillées et ces derniers, selon les Aiels, étaient notoirement caractériels. Du coup, le leur rappeler n’avait rien de vexant.