Perrin secoua la tête et s’attaqua à un œuf. Un peu trop cuit, mais mangeable.
— Sulin a-t-elle aussi reconnu quelqu’un ?
— Non, mais elle a vu des gai’shain. Cela dit, c’est une Promise, alors nous devrions peut-être envoyer quelqu’un d’autre confirmer ses doutes. Une personne qui ne demandera pas à laver mes sous-vêtements…
— Des problèmes avec Bain et Chiad ?
Gaul fit la grimace.
— Ces femmes finiront par me rendre fou. Pourquoi un homme doit-il supporter des choses pareilles ? Plutôt que ces deux-là, je préférerais avoir pour gai’shain l’Aveugleur en personne !
Perrin ne put s’empêcher de ricaner.
— Quoi qu’il en soit, les prisonniers sont en bonne santé et on ne les a pas maltraités. Mais il y a plus. Une Promise a vu flotter sur le camp un étendard qui l’a intriguée. Elle en a fait un dessin puis l’a soumis à ton secrétaire, Sebban Balwer. D’après lui, le seigneur général chevauche avec cette armée !
Perrin baissa les yeux sur son dernier morceau de jambon. Pas des bonnes nouvelles, tout ça. Le seigneur général, il ne l’avait jamais rencontré, mais il avait « croisé » un seigneur capitaine des Fils. C’était le soir de la mort de Sauteur – une nuit qui le hantait depuis deux ans.
Celle où il avait tué pour la première fois.
— Que te faut-il de plus ? demanda Byar, les yeux brillant d’une ferveur proche du fanatisme. Des témoins ont vu ce type tuer deux des nôtres. Allons-nous le laisser passer, comme s’il était innocent ?
— Non, répondit Galad. Si ce que tu dis est vrai, pas question de feindre de ne pas l’avoir vu. Notre devoir, c’est d’apporter la justice à tous ceux qu’on a lésés.
Byar eut un sourire féroce.
— Les prisonniers ont indiqué que la reine du Ghealdan a juré allégeance à Aybara.
— Voilà qui pourrait être un obstacle.
— Ou une chance ! Le Ghealdan est peut-être le pays dont les Fils ont besoin. Une nouvelle patrie où renaître. Tu parles d’Andor, seigneur général. Pendant combien de temps nous y acceptera-t-on ? Tu évoques l’Ultime Bataille, mais elle peut être éloignée de plusieurs mois. Et si, en attendant, nous libérions une nation du joug d’un terrible Suppôt ? Très certainement, la reine – ou sa remplaçante – nous en saura gré.
— En supposant que nous vainquions Aybara.
— C’est possible. Nous sommes moins nombreux, mais il y a beaucoup de paysans dans ses rangs.
— Des fermiers qui peuvent être dangereux, dit Galad, comme tu viens de le souligner. Il ne faut pas les sous-estimer.
— C’est vrai, mais je suis sûr que nous les écraserons. Ils sont peut-être redoutables, mais que pèseront-ils face à la puissance des Fils ? Cette fois, Yeux-Jaunes ne pourra pas se cacher derrière les fortifications de son village ni dans les jupes de sa bande d’alliés hétéroclites. Plus d’échappatoire !
C’était ça, être ta’veren ? Perrin ne pourrait-il jamais se libérer de cette terrible nuit ? L’appétit coupé, il repoussa son assiette.
— Tu vas bien, Perrin Aybara ? demanda Gaul.
— Je réfléchis, c’est tout…
Les Capes Blanches ne le laisseraient pas tranquille et la Trame – que la Lumière la brûle – les remettrait sur son chemin jusqu’à ce qu’il ait réglé la question.
— De quelle taille est leur armée ? demanda Perrin.
— Vingt mille soldats, répondit Gaul. Il y a des milliers d’autres gens, mais qui n’ont jamais tenu une lance.
Des serviteurs et des civils… Gaul cachait très bien son amusement, mais Perrin le devinait dans son odeur. Chez les Aiels, tous les hommes, sauf les forgerons, étaient capables de manier une lance pour se défendre. Savoir qu’un grand nombre d’habitants des terres mouillées restaient impuissants face à une menace déconcertait les guerriers du désert – ou les faisait bouillir de rage.
— Ils sont nombreux, dit Gaul, mais nous le sommes encore plus. Et si Sebban Balwer ne se trompe pas, ils n’ont avec eux aucun algai’d’siswai, ni Asha’man, ni quiconque en mesure de canaliser. Au fait, ton secrétaire semble en savoir long sur les Capes Blanches.
— Il ne se trompe pas. Les Fils détestent les Aes Sedai. Pour eux, quiconque manie le Pouvoir est un Suppôt.
— On attaque, alors ? demanda Byar.
Galad se leva.
— Nous n’avons pas le choix. La Lumière les a mis sur notre chemin. Mais il nous faut plus d’informations. Je devrais peut-être aller voir Aybara et lui apprendre que nous tenons ses alliés. Après, je demanderai que son armée rencontre la nôtre sur un champ de bataille. Pour pouvoir utiliser ma cavalerie, il faut que je l’attire en terrain découvert.
— Que veux-tu, Perrin Aybara ? demanda Gaul.
Une sacrée question, à laquelle le jeune homme aurait aimé connaître la réponse.
— Qu’on envoie plus d’éclaireurs… Et qu’on trouve un meilleur site pour camper. Nous devons proposer des négociations, mais il n’est pas question, la Lumière m’en soit témoin, que je laisse Gill et les autres entre les mains des Capes Blanches. Nous donnerons aux Fils une chance de nous les rendre. S’ils refusent… Eh bien, nous aviserons.
8
La Fille aux Sept Rayures
Perché sur un tabouret bancal, Mat s’accouda au comptoir en bois noir. L’air embaumait. Un mélange de bière, de fumée et de détergent récemment passé un peu partout.
Une atmosphère qu’il adorait. Une taverne bruyante et chahuteuse, mais bien entretenue, avait tout ce qu’il fallait pour le calmer. Bien entretenue, certes, mais pas outrageusement propre. Ça, aucun individu sensé n’appréciait. Mais un peu d’hygiène, ça donnait un air de neuf à un établissement. Comme un manteau jamais porté, ou une pipe qu’on n’avait pas fumée…
Entre deux doigts de sa main droite, Mat fit jouer une lettre pliée. Cette missive scellée à la cire rouge, il la portait sur lui depuis peu, mais elle lui tapait déjà sur les nerfs autant que n’importe quelle fichue bonne femme. Non, peut-être pas une Aes Sedai, mais quasiment toutes les autres. Ce qui en disait long.
Il cessa de secouer la lettre et tapa sur le comptoir avec sa tranche. Que la Lumière brûle Verin pour lui avoir fait ça ! Elle le tenait par sa promesse comme un pêcheur tient un poisson avec son hameçon.
— Eh bien, maître Carmin ? demanda la patronne.
« Carmin », c’était le dernier alias en date du jeune seigneur. Mieux valait se montrer prudent.
— Un nouveau verre, ou non ?
La patronne de la taverne croisa les bras et se pencha vers son client. Melli Craeb était une très jolie femme, avec un visage rond et des cheveux roux bouclés qui ajoutaient à son charme. Mat l’aurait bien gratifiée de son plus beau sourire – auquel aucune beauté au monde ne résistait –, mais il était un homme marié, désormais. Briser des cœurs n’aurait pas été digne de lui.
Cela dit, en se penchant ainsi, la belle révélait une poitrine opulente. Plutôt petite, elle avait fait surélever le plancher, derrière le comptoir.
Une jolie poitrine, vraiment…
Dans une des niches, au fond de la salle, il aurait certainement été plaisant de l’embrasser un peu. Mais Mat Cauthon ne regardait plus les femmes. En tout cas, pas de cette façon-là. Les baisers, ce n’était pas pour lui, mais pour Talmanes, par exemple. Ce type était trop coincé. Des câlineries lui feraient du bien.
— Alors ? demanda Melli.
— Que ferais-tu à ma place, Melli ?