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Un peu de mousse s’accrochant encore au bord, la chope vide de Mat reposait mornement devant lui.

— Je commanderais une tournée générale, répondit Melli. De ta part, ce serait très généreux. Les gens aiment les gars qui ont du cœur.

— Je parlais de la lettre…

— Tu as promis de ne pas l’ouvrir ?

— Pas exactement… J’ai juré, si je l’ouvre, de faire exactement ce qu’on dit dedans.

— C’était un serment ?

Mat acquiesça.

Melli lui arracha la lettre, le forçant à couiner bêtement. Il tenta de la récupérer, mais elle recula, faisant tourner la missive entre ses doigts.

Mat s’abstint de toute nouvelle tentative de récupération. Pour avoir parfois pratiqué ce jeu-là, il ne tenait pas à passer pour un bouffon. Les femmes aimaient plus que tout faire bisquer les hommes. Quand on entrait dans le truc, elles ne cessaient plus jamais.

Pourtant, il sentit de la sueur perler à son front.

— Melli, je t’en prie…

— Je pourrais l’ouvrir pour toi, dit la jeune femme, réfugiée à l’autre bout du comptoir.

À une table, un type commanda une nouvelle chope, mais elle l’envoya balader d’un geste sec. Le nez rouge sang, le poivrot avait sa dose, de toute façon.

La taverne de Melli était si chic qu’une demi-douzaine de serveuses se décarcassaient pour les clients. Tôt ou tard, l’une d’elles se chargerait de l’ivrogne.

— Oui, je pourrais l’ouvrir et te la lire à voix haute.

Par le sang et les cendres ! Si elle le faisait, Mat serait obligé de tenir sa promesse. Quoi que ça implique.

Sinon, il lui suffirait d’attendre quelques semaines pour être libéré de tout engagement. Et il avait largement le temps de patienter. Sans problème, oui.

— Ça ne m’aiderait pas, Melli.

Voyant la jolie rousse sur le point d’ouvrir la missive, le jeune flambeur sursauta sur son tabouret.

— Je devrais quand même faire ce qu’on me demande. Arrête, Melli ! Attention avec le sceau !

La jeune femme sourit. Sa taverne, La Fille aux Sept Rayures, était une des meilleurs dans la zone ouest de Caemlyn. Bière forte et goûteuse, parties de dés quand on en désirait – et pas un seul rat en vue. Sans doute parce que ces rongeurs n’avaient aucune envie de chercher des noises à Melli. Sans y penser, cette femme aurait pu faire friser les favoris d’un type rien qu’en le regardant.

— Tu ne m’as pas dit qui te l’a envoyée, cette lettre. Une amoureuse, pas vrai ? Elle t’a pris au piège de son charme, c’est ça ?

À part le charme, Melli voyait plutôt juste. Mais une amoureuse, Verin ? De quoi éclater de rire, vraiment. Embrasser cette sœur devait être aussi drôle que tenter de câliner un lion. Encore, que… S’il avait eu le choix, Mat aurait opté pour le lion – moins susceptible d’essayer de le mordre, à coup sûr.

— J’ai donné ma parole, Melli, rappela le jeune flambeur en essayant de cacher sa nervosité. Ne l’ouvre pas, je t’en prie !

— Moi, je n’ai rien juré. Je vais peut-être lire ta missive, puis ne pas te dire ce qu’elle raconte. Mais en te donnant des indices, de temps en temps, pour t’encourager.

Avec un grand sourire, Melli défia Mat du regard. Oui, elle était vraiment jolie. Moins que Tuon, toutefois, avec sa peau splendide et ses grands yeux. Mais bon, elle tenait sa place, en particulier au niveau des lèvres. Un type marié ne pouvait pas les fixer, ces lèvres, mais rien ne lui interdisait de leur sourire. Et tant pis si ça finissait par briser le cœur de leur propriétaire. Coûte que coûte, Mat devait l’empêcher d’ouvrir cette lettre.

— Ça ne change rien, Melli, argua-t-il. Si tu l’ouvres et que je n’exécute pas ses consignes, mon serment ne vaudra plus tripette.

Le jeune flambeur soupira. Quel idiot ! Il y avait un moyen imparable de récupérer la lettre.

— La femme qui me l’a remise était une Aes Sedai, Melli. Tu ne voudrais pas énerver une sœur, pas vrai ?

— Une Aes Sedai ? (Melli parut hautement intéressée.) J’ai toujours rêvé d’aller à Tar Valon, pour savoir si elles m’accepteraient.

Elle baissa les yeux sur la lettre, encore plus curieuse de connaître son contenu.

Lumière ! Cette femme était idiote. Mat l’aurait rangée dans la catégorie des « futées », mais il s’était fourré le doigt dans l’œil.

Il suait de plus en plus. Pouvait-il bondir et récupérer son bien ? Melli tenait la lettre tout contre elle…

Soudain, elle la posa sur le comptoir, devant lui. Gardant un index dessus, au centre du sceau, elle lâcha :

— Quand tu la reverras, tu me présenteras à cette Aes Sedai.

— Si je la rencontre à Caemlyn, c’est juré.

— Puis-je te faire confiance ?

Mat jeta un coup d’œil agacé à la rousse.

— Melli, on ne vient pas de parler pendant une heure de mon sens de l’honneur ?

Melli eut un rire de gorge, puis elle se détourna, abandonnant la lettre. Pendant qu’elle volait au secours du poivrot au gosier sec, Mat s’empara de son trésor et le glissa dans sa poche. Maudite femme ! S’il voulait rester à l’écart des complots des sœurs, ne pas ouvrir cette lettre était le seul moyen.

À l’écart ? Eh bien, pas totalement, car beaucoup d’Aes Sedai avaient comploté ou complotaient encore autour de lui. Sur ce plan-là, il était servi. Mais pour en vouloir une de plus, il aurait fallu avoir de la sciure en guise de cerveau.

Avec un soupir de soulagement, le jeune flambeur se retourna sur son tabouret et balaya la salle commune du regard. La Fille aux Sept Rayures recevait une clientèle très variée. Ces derniers temps, comme l’estomac d’un lion de mer qui festoie lors d’un naufrage, Caemlyn était bondée, menaçant même de craquer aux entournures. Au moins, ça remplissait les tavernes.

Dans un coin, des fermiers en veste de travail au col élimé jouaient aux dés. Un peu plus tôt, Mat avait disputé quelques coups contre eux. Grâce à cette session, il avait réglé ses consommations avec leur argent. Mais il détestait jouer pour des nèfles.

À sa table, l’ivrogne avait recommencé à s’humecter le gosier. Quatorze chopes vides reposaient devant lui, et ses compagnons l’encourageaient à continuer.

Quelques nobles faisaient table à part, au fond de la salle. Mat leur aurait bien proposé une partie de dés, mais leur expression aurait flanqué la trouille à une famille d’ours. Des types qui avaient dû miser sur le mauvais cheval, lors de la guerre de Succession…

Mat portait une veste noire avec un rien de dentelle aux poignets, mais pas l’ombre d’une broderie. À contrecœur, il avait abandonné au camp son chapeau à larges bords, et il s’était laissé pousser une barbe de trois jours. Son menton grattant comme s’il était un sac à puces, il avait l’air d’un crétin. Mais cette barbe le rendait plus difficile à identifier. Alors que tous les truands de la ville se baladaient avec un portrait de lui, la prudence s’imposait. Sa nature de ta’veren aurait pu lui donner un coup de main, pour une fois, mais il préférait ne pas compter dessus. Jusque-là, elle lui avait exclusivement attiré des ennuis.

Son foulard bien serré autour du cou, il gardait sa veste boutonnée, le col très haut lui taquinant le menton. Certain d’être mort une fois, il n’avait aucune envie de recommencer tant que ce serait évitable.

Mince, les hanches voluptueuses et les cheveux noirs détachés, une jolie serveuse passa devant lui. Quand il s’écarta pour révéler sa chope tristement vide, sur le comptoir, elle vint la remplir avec un grand sourire.

Mat lui rendit la pareille et lui laissa une pièce de cuivre de pourboire. Un homme marié n’avait pas le droit de charmer une fille, mais il pouvait préparer le terrain pour ses amis. Thom la trouverait à son goût, aurait-il parié. Une tendre amie l’aurait arraché à sa morosité, non ?