Mat dévisagea assez longtemps la serveuse pour être sûr de la reconnaître la prochaine fois. Ensuite, il savoura sa bière, une main posée sur la poche où il avait glissé la lettre. Pour tout l’or du monde, il n’aurait pas spéculé sur ce qu’elle contenait. Jouer à ça, c’était glisser sur la pente qui conduirait à l’ouvrir. En un sens, il était un peu comme une souris devant un piège chargé d’un superbe morceau de fromage. De ce fromage, il n’en voulait pas ! Qu’il pourrisse, si ça lui chantait…
La lettre lui aurait sans doute ordonné de faire une chose dangereuse. Et embarrassante, aussi. Les Aes Sedai adoraient ridiculiser les hommes. À moins que… Verin, espérait-il, ne lui avait pas laissé des instructions consistant à aider une personne en danger. Mais dans ce cas, elle s’en serait occupée elle-même, non ?
Mat soupira et but une nouvelle gorgée de bière. À sa table, le poivrot venait de perdre connaissance. Après seize chopes ! Pas mal…
Mat repoussa sa chope, laissa quelques pièces à côté et salua Melli de la tête. Puis il alla toucher ses gains sur le pari à propos de l’ivrogne. Ayant misé sur dix-sept chopes, il devait pouvoir ramasser un peu d’argent.
Son petit butin en poche, il prit son bâton de marche sur le râtelier de l’entrée et sortit.
Nommé Berg, le videur était assez laid pour faire peur à sa propre mère. Ce bagarreur n’aimait pas Mat, ça se voyait. À la façon dont il lorgnait Melli, deviner pourquoi n’était pas difficile. Pourtant, le jeune flambeur lui avait expliqué en long, en large et en travers qu’il était un homme marié définitivement rangé des jupons. Mais certains types avaient la jalousie chevillée au corps, quoi qu’on leur dise.
Même si tard, les rues de Caemlyn grouillaient d’activité. Sous la lune, les pavés brillaient après une récente averse. Miracle des miracles, les nuages s’étaient dissipés, laissant un coin de ciel dégagé.
Mat se dirigea vers le nord, avec pour objectif une taverne où on lançait les dés pour de l’argent et de l’or. Ce soir, il n’avait pas de mission particulière, sinon glaner des rumeurs et prendre la température de Caemlyn. Depuis sa dernière visite, tant de choses avaient changé…
En marchant, il ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule. Les maudits portraits lui mettaient les nerfs en pelote. Et la plupart des gens qu’il croisait lui semblaient… suspects.
Il remarqua quelques Murandiens, si soûls que leur haleine aurait pu s’enflammer. Après ses mésaventures à Hinderstap, aucune précaution ne lui paraissait superflue. Par la Lumière ! Ces derniers temps, il avait entendu des histoires où des pavés attaquaient les gens. S’il ne pouvait pas faire confiance au sol qu’il foulait, à quoi un homme pouvait-il se fier ?
Le jeune flambeur arriva enfin devant la taverne qu’il cherchait. Un endroit rieur baptisé Le Souffle du Cadavre. Deux durs montaient la garde devant la porte, le gourdin qu’ils brandissaient ne donnant pas envie de leur marcher sur les orteils. Mat allait devoir se retenir de raser outrageusement ses adversaires. Sinon, la soirée finirait en pugilat. À cause de ça, les taverniers n’aimaient pas beaucoup les gros gagnants. Sauf quand ils claquaient leur argent en bons petits plats et en boissons. Dans ce cas, on était libre de gagner autant qu’on voulait…
Ici, la salle commune était beaucoup plus sombre que celle de La Fille aux Sept Rayures. Les clients se concentraient sur leur consommation ou sur les jeux, et on ne servait pas beaucoup de repas. Sur le comptoir, des clous saillaient à hauteur d’un bon pouce et arrachaient la peau des clients. Mat imagina qu’ils luttaient pour se déclouer et ficher le camp de cet enfer.
Les cheveux gras, le tavernier, Bernherd, avait une bouche si étroite qu’on aurait pu croire qu’il venait d’avaler ses lèvres par erreur. Ce type empestait le radis, et Mat ne l’avait jamais vu sourire, même en encaissant un pourboire. Pourtant, pour gagner une belle pièce, presque tous les tenanciers auraient fait risette au Grand Seigneur en personne.
Mat détestait flamber et boire dans les endroits où il était prudent de garder une main en permanence sur sa bourse. Mais il comptait bien se remplir les poches, ce soir, donc il se sentait comme chez lui dans le tripot. La dentelle, à ses poignets, lui valut quelques regards dubitatifs. Pourquoi avait-il choisi cette veste, bon sang ? De retour au camp, il demanderait à Lopin de la débarrasser des fioritures. Enfin, peut-être pas totalement. Une partie, en tout cas…
Au fond de la salle, Mat s’assit à une table où trois hommes jouaient avec une femme en pantalon. Les cheveux blond clair, la dame avait de très beaux yeux. Mat en prit note, au cas où ça pourrait intéresser Thom. De toute façon, elle avait une poitrine opulente. Ces derniers temps, le mari de Tuon était plus attiré par les petites tailles.
En un éclair, Mat se retrouva impliqué dans la partie, ce qui lui fit un bien fou. Prudent, il garda un œil sur sa bourse, posée sur le tapis de jeu devant lui. Très vite, la pile de pièces, à côté, eut doublé puis triplé de hauteur. Des pièces d’argent, bien entendu.
— Vous avez entendu ce qui est arrivé au Champ du Forgeron ? demanda un des types alors que Mat jetait les dés. C’était affreux.
Le visage étroit comme s’il avait été plusieurs fois coincé dans une porte, le locuteur, grand et mince, était surnommé « Poursuivant ». Selon Mat, c’était sans doute parce que les femmes s’enfuyaient en le voyant, ce qui l’obligeait à leur courir après.
— De quoi parles-tu ? demanda Clare.
La femme aux cheveux blonds et au joli prénom… Mat la gratifia d’un grand sourire. Il jouait rarement contre des femmes, parce que la plupart condamnaient la flambe. Cela dit, elles ne se plaignaient jamais quand un type leur offrait quelque chose avec ses gains.
Quoi qu’il en fût, affronter des femmes n’était pas loyal, puisqu’il suffisait d’un sourire de Mat pour que leur cœur s’emballe et que leurs genoux jouent des castagnettes. À ceci près qu’il ne souriait plus aux dames ainsi. Surtout quand elles ne lui souriaient jamais en retour, comme cette chipie.
— Jowdry, fit Poursuivant alors que Mat secouait toujours ses dés. Ce matin, on a trouvé son cadavre. La gorge déchiquetée, il était vidé de son sang, comme une outre à vin constellée de trous.
Troublé, Mat lança ses dés et oublia de les regarder rouler.
— Pardon ? Qu’avez-vous dit ?
— Du calme, mon vieux… C’était juste un gars qu’on connaissait. En plus, il me devait deux couronnes.
— Vidé de son sang ? Vous en êtes sûr ? Avez-vous vu le corps ?
— Plaît-il ? Par le sang et les cendres, mon gars, qu’est-ce qui cloche avec toi ?
— Je…
— Poursuivant, dit Clare, tu veux bien regarder ça ?
Le type au visage étroit baissa les yeux et Mat l’imita. Les trois dés que le jeune flambeur avait lancés – oui, les trois ! – étaient immobiles en équilibre sur une arête.
Mat avait déjà réussi ce coup-là avec une pièce. Mais un truc pareil, jamais de la vie…
À cet instant, sans crier gare, les dés se mirent à rouler dans sa tête. De quoi le faire sursauter assez pour se cogner le crâne au plafond.
Fichu sang et maudites cendres !
Quand ça lui arrivait, ce n’était jamais un bon présage. Et ça cessait seulement lorsque quelque chose se passait – en règle générale, une catastrophe pour Matrim Cauthon.
— Je n’ai jamais…, commença Poursuivant.
— Nous dirons que j’ai perdu, fit Mat.
Il jeta quelques pièces sur le tapis et ramassa le reste de ses gains.
— Que sais-tu au sujet de Jowdry ? demanda Clare.
Sa main droite vola vers sa taille, où elle devait porter un couteau. À son regard, Mat devina qu’elle n’allait pas lui offrir une rose…