Graendal tissa un filament d’Air. Sans être en tout point similaire, utiliser le Vrai Pouvoir ressemblait beaucoup à ce qu’on faisait avec celui de l’Unique. Mais un tissage de Vrai Pouvoir fonctionnait souvent d’une manière légèrement différente – ou avait un effet secondaire imprévu. De plus, il existait des tissages uniquement réalisables avec le Vrai Pouvoir.
L’essence du Grand Seigneur s’infiltrait dans la Trame, la déchirait et lui laissait des cicatrices. Même une structure conçue par le Créateur pour durer à jamais pouvait être détricotée en se servant des sombres énergies du Ténébreux. On pouvait en déduire une vérité éternelle – aussi proche du sacré, en fait, que Graendal était prête à accepter. Tout ce que le Créateur était à même de construire, le Ténébreux serait en mesure de le détruire.
Graendal projeta son filament d’Air sur Aran’gar, qui venait de sortir sur le balcon. À l’intérieur, la propriétaire des lieux interdisait qu’on ouvre un portail, de peur que ça blesse ses chiots ou détruise son mobilier.
Graendal fit voler le filament d’Air jusqu’à la joue d’Aran’gar et la caressa délicatement.
Aran’gar se pétrifia. Puis elle se retourna, soupçonneuse. Mais ses yeux ne tardèrent pas à s’écarquiller. Elle n’aurait pas pu sentir sur ses bras la chair de poule indiquant que sa compagne canalisait. Le Vrai Pouvoir n’offrait ni signe ni indice. Homme ou femme, nul ne pouvait voir ou sentir les tissages – pas sans avoir reçu le privilège de canaliser soi-même le Vrai Pouvoir.
— Quoi ? demanda Aran’gar. Comment ? C’est Moridin qui est…
— … Le Nae’blis, oui. Mais jadis, les faveurs du Grand Seigneur ne se concentraient pas seulement sur le Nae’blis.
Graendal continua de caresser la joue d’Aran’gar, qui en rougit jusqu’à la racine des cheveux.
Comme les autres Élus, Aran’gar désirait contrôler le Vrai Pouvoir. En même temps, il la terrorisait parce qu’il était dangereux, séduisant et extatique.
Quand Graendal retira son filament d’Air, Aran’gar revint dans la pièce et se rassit sur son divan. Puis elle ordonna à un des chiots de Graendal d’aller chercher son Aes Sedai apprivoisée. Le désir faisant encore brûler sa joue, elle comptait sans doute utiliser Delana pour se divertir. De fait, elle semblait se régaler de contraindre à l’asservissement la sœur au physique plus qu’ordinaire.
Delana ne tarda pas à arriver, car elle ne s’éloignait jamais beaucoup. Originaire du Shienar, cette femme aux cheveux clairs de constitution râblée avait des jambes larges comme des poteaux. Devant tant de disgrâce, Graendal fit la moue.
Aran’gar, c’était une tout autre affaire… Pour tout dire, elle aurait fait un chiot de première qualité. Un jour, peut-être, Graendal aurait l’occasion de la plier à sa volonté.
Sur le divan, Aran’gar et Delana multipliaient déjà les manifestations d’affection. Aran’gar était insatiable, une caractéristique dont Graendal avait tiré parti en de nombreuses occasions. Lui faire miroiter le Vrai Pouvoir n’était que la dernière en date.
Bien entendu, Graendal n’était pas insensible au plaisir non plus. Mais elle s’arrangeait pour que les gens la croient bien plus dépendante qu’en réalité. Savoir ce que les autres attendaient de vous, c’était un excellent moyen de les manipuler. Et ça…
Graendal se pétrifia, car une alarme venait de retentir à ses oreilles. Le bruit de vagues qui venaient s’écraser les unes sur les autres. Immergée dans ses plaisirs, Aran’gar n’avait pas pu entendre. Les tissages de garde étaient très spéciaux et placés à des endroits où les serviteurs de Graendal pouvaient les activer pour prévenir leur maîtresse d’un danger.
L’Élue se leva et se dirigea vers un côté de la salle – à pas lents, histoire de n’alerter personne. Arrivée devant la porte, elle chargea plusieurs de ses chiots d’aller distraire davantage Aran’gar. Mieux valait évaluer la gravité du problème avant d’impliquer l’autre Élue.
Graendal descendit un long couloir éclairé par des chandeliers d’or et décoré par une pléiade de miroirs. S’engageant dans un escalier, elle était au milieu quand Garumand – le capitaine de la garde du palais – manqua la renverser. Natif du Saldaea, ce lointain cousin de la reine arborait une épaisse moustache sur son visage fin et délicat. Grâce à la coercition, il était d’une loyauté sans faille, inutile de le préciser.
— Grande dame, dit-il, le souffle court, on vient de capturer un homme qui approchait du palais. Mes gardes l’ont reconnu. Un noble mineur de Bandar Eban, membre de la maison Ramshalan.
Graendal fronça les sourcils, puis elle fit signe au capitaine de la suivre jusqu’à une de ses salles d’audience. Une petite pièce sans fenêtres uniformément décorée de pourpre. Là, elle tissa un dôme de silence, puis ordonna au capitaine d’aller chercher l’intrus.
Très vite, Garumand revint avec quelques gardes et un Domani vêtu de vert et de bleu brillants, une mouche en forme de cloche sur la joue. Sa barbe courte et bien taillée était ornée de clochettes qui tintinnabulèrent lorsque les gardes le poussèrent sans ménagement dans la salle. Il foudroya les soldats du regard, se dégagea et tira sur sa chemise surchargée de dentelle.
— Dois-je comprendre qu’on vient de me conduire devant… ?
Il se tut sur un son étranglé. L’enveloppant de tissages d’Air, Graendal entreprit de sonder son esprit. Les yeux vides, il bredouilla des mots sans suite. Puis son discours se structura.
— Je suis Piqor Ramshalan, dit-il d’un ton monocorde. Le Dragon Réincarné m’a chargé de contracter une alliance avec la famille de marchands qui réside dans cette citadelle. Comme je suis plus futé et plus intelligent qu’al’Thor, il a besoin de moi pour les missions de ce genre. Face aux occupants de ce palais, il meurt de peur, ce que je trouve ridicule, car ce lieu coupé de tout est insignifiant.
» À l’évidence, le Dragon Réincarné est un faible. En gagnant sa confiance, j’ai une bonne chance d’être le prochain roi de l’Arad Doman. Je vous propose de vous allier à moi, pas à lui, et je vous promets bien des faveurs quand je serai sur le trône. De plus…
D’un geste, Graendal coupa la chique au bouffon. Elle croisa les bras et ses cheveux ondulèrent lorsqu’elle frissonna.
Le Dragon Réincarné l’avait localisée. Il lui avait envoyé un pantin pour la distraire, et il pensait pouvoir la manipuler.
Sans attendre, Graendal ouvrit un portail sur une de ses cachettes les plus sûres. De l’air frais s’engouffra dans la pièce, venu d’un coin du monde où on était le matin, et non en début de soirée. La prudence s’imposait. Il fallait fuir. Et pourtant…
Graendal hésitait.
Le Dragon doit connaître la souffrance… la frustration… l’angoisse. Inflige-les-lui, et tu seras récompensée.
Parce qu’elle s’était laissé surprendre à canaliser le saidin, Aran’gar avait dû abandonner sa position au sein des Aes Sedai. Si Graendal s’enfuyait, laissant filer une occasion de donner une bonne leçon à al’Thor, serait-elle punie aussi ?
— Que se passe-t-il ? demanda Aran’gar dans le couloir. Laissez-moi avancer, bande d’abrutis ! Graendal ! Qu’es-tu en train de faire ?
Graendal siffla entre ses dents, puis elle ferma le portail et se força au calme. Ensuite, elle invita l’autre Élue à entrer. Dès que ce fut fait, la souple jeune femme étudia Ramshalan. Il n’aurait pas fallu lui envoyer des chiots. La manœuvre avait éveillé ses soupçons.
— Al’Thor m’a retrouvée, annonça Graendal. Il a chargé ce type de me proposer une « alliance », mais sans lui révéler qui je suis. Histoire que ce bouffon ait l’air de m’être tombé dessus par hasard.