Aran’gar fit la moue.
— Donc, tu veux t’enfuir ? Une nouvelle fois, t’éloigner de l’endroit où se passent les choses excitantes.
— Une telle accusation, de ta part ?
— J’étais entourée d’ennemies. Filer était ma seule option.
Un plaidoyer bien huilé, semblait-il.
Des mots pareils constituaient un défi. Aran’gar allait peut-être être utile à Graendal. Enfin !
— Ton Aes Sedai est douée pour la coercition ?
Aran’gar haussa les épaules.
— Elle a été formée pour ça, oui… Et elle s’en sort pas trop mal.
— Envoie-la chercher !
Aran’gar fronça les sourcils, mais elle hocha docilement la tête et fila accomplir la mission – sans doute avec l’idée de se donner du temps pour réfléchir.
Graendal chargea un serviteur de lui rapporter une de ses cages à pigeon. L’homme revint avec un oiseau avant le retour d’Aran’gar. Malgré l’excitation qui l’envahit, comme toujours, Graendal canalisa avec précaution le Vrai Pouvoir. Un tissage complexe d’Esprit… Depuis le temps, allait-elle se souvenir du protocole ?
Quand elle eut fini, elle enveloppa le cerveau du pigeon avec son tissage. Aussitôt, sa vue sembla se diviser. Devant elle se trouvaient désormais deux images : celle du monde tel qu’elle le contemplait, et celle que percevait l’oiseau. En se concentrant, elle pourrait passer aisément de l’une à l’autre.
Une expérience pénible. Les perceptions d’un oiseau étaient radicalement différentes de celles d’un humain. Le champ de vision se révélait beaucoup plus large, avec des couleurs si vives qu’elles en devenaient presque aveuglantes. Mais les images étaient floues, et il se révélait difficile d’évaluer les distances.
Graendal repoussa la vision de l’oiseau à l’arrière-plan de son esprit. Un pigeon ne ferait pas obstacle à son projet, mais il serait plus difficile à utiliser qu’un corbeau ou un rat, les espions favoris du Ténébreux. Pour une raison inconnue, le tissage fonctionnait beaucoup mieux sur ces animaux-là. Cela dit, la plupart des nuisibles qui espionnaient pour le compte du Grand Seigneur devaient venir lui faire leur rapport pour qu’il sache ce qu’ils avaient vu. Pourquoi, l’Élue n’aurait su le dire. La complexité de certains tissages du Vrai Pouvoir l’avait toujours dépassée. Autant qu’elle dépassait Aginor, au minimum…
Aran’gar revint avec son Aes Sedai, qui semblait de plus en plus timide, ces derniers jours. S’inclinant devant Graendal, elle ne se redressa pas, restant dans une attitude de soumission.
Graendal libéra Ramshalan de sa coercition, ce qui laissa le bouffon confus et désorienté.
— Que veux-tu que je fasse, grande dame ? demanda Delana.
Elle jeta un coup d’œil à Aran’gar, puis regarda de nouveau Graendal.
— Une coercition. Aussi compliquée et raffinée que tu en es capable.
— Afin d’obtenir quels effets, grande dame ?
— Laisser cet homme agir comme d’habitude, mais sans aucune conscience de ce qui s’est passé ici. Dans sa mémoire, instille les souvenirs d’une rencontre avec une famille de marchands visant à sceller une alliance. Ajoute quelques consignes au hasard. Je te laisse choisir.
Delana plissa le front, mais elle avait appris à ne jamais contredire les Élus. Les bras croisés, Graendal regarda la sœur travailler. Intérieurement, elle était de plus en plus nerveuse. Al’Thor l’avait localisée. Allait-il attaquer ? Non, il refusait de faire du mal aux femmes. Une lacune qu’il paierait cher un jour ou l’autre. Du coup, Graendal avait du temps devant elle pour riposter. Pas vrai ?
Comment l’avait-il traquée jusque dans ce palais ? Elle avait si bien couvert ses traces. Les seuls mignons laissés derrière elle étaient sous une telle coercition qu’ils tomberaient raides morts si on tentait de les libérer. À moins que… L’Aes Sedai qui accompagnait al’Thor – Nynaeve, la sœur douée pour la guérison – avait-elle été capable d’analyser et de neutraliser les tissages d’une Élue ?
Graendal avait besoin de temps pour découvrir ce que savait al’Thor. Si Nynaeve al’Meara avait les compétences requises pour déchiffrer une coercition, c’était hautement dangereux. Il fallait orienter le Dragon Réincarné vers une fausse piste et le retarder. D’où l’ordre donné à Delana. Générer une coercition très prégnante et y ajouter des consignes bizarres.
Faire souffrir le Dragon… Graendal en était tout à fait capable.
— À toi, maintenant, dit-elle à Aran’gar quand Delana en eut terminé. Ajoute du lourd et du compliqué. Je veux qu’al’Thor et son Aes Sedai sentent l’intervention d’un homme.
De quoi les perturber encore plus…
Aran’gar haussa les épaules, mais elle obéit et ajouta une épaisse couche de coercition à l’esprit du pauvre Ramshalan.
Ce bouffon était plutôt joli garçon. Al’Thor avait-il parié que Graendal essaierait d’en faire un de ses chiots ? Gardait-il assez de souvenirs de Lews Therin pour connaître certaines de ses… inclinations ? Sur ce sujet – à quel point il se rappelait sa vie antérieure –, les rapports étaient contradictoires. Mais une tendance se confirmait : il en avait de plus en plus de réminiscences. C’était très inquiétant, il fallait l’admettre. Lews Therin aurait été capable de la pister jusqu’ici. Enfin, peut-être… De la part d’al’Thor, elle n’aurait jamais cru ça possible.
Aran’gar en termina aussi.
— À présent, dit Graendal en libérant Ramshalan des liens d’Air, retourne auprès du Dragon et dis-lui que tu as réussi ta mission.
Ramshalan cligna des yeux et secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
— Je… Oui, noble dame. Oui, les liens que nous avons tissés aujourd’hui se révéleront très bénéfiques pour nous deux.
Le crétin eut un sourire béat.
— Dame Basene, nous devrions festoyer pour fêter notre succès. Le voyage jusqu’ici m’a épuisé, et…
— File ! lâcha froidement Graendal.
— Comme il vous plaira. Quand je serai roi, vous croulerez sous les récompenses, ne l’oubliez pas.
Les gardes escortèrent l’idiot congénital, qui se mit à siffloter, l’air très fier de lui.
Graendal s’assit et ferma les yeux. Leurs bottes ne faisant presque pas de bruit sur le tapis, plusieurs soldats vinrent l’entourer pour la protéger.
Pour s’habituer, elle se força à regarder à travers les yeux du pigeon. Puis elle ordonna à une servante de prendre la cage, de la porter jusqu’à une fenêtre, dans le couloir, et de libérer l’oiseau.
Le pigeon se contentant de se percher sur le rebord de la fenêtre, l’Élue lui flanqua une chiquenaude mentale afin qu’il s’envole. Pour prendre totalement le contrôle de son esprit, elle n’était pas assez entraînée. Et voler se révélait un exercice bien plus compliqué qu’on l’aurait cru.
Le pigeon prit son envol. Sombrant derrière les montagnes, le soleil les colorait d’un rouge orangé rageur. Au pied de la citadelle, les eaux du lac devenaient presque noires avec des reflets bleus. Une vue impressionnante mais qui retourna l’estomac de Graendal quand le pigeon prit de l’altitude puis se percha sur une des tours.
Ramshalan émergea enfin du portail, au pied de l’édifice. D’une nouvelle chiquenaude, Graendal stimula le pigeon, qui plongea vers le sol. Pendant ce vol en piqué, Graendal dut serrer les dents pour ne pas vomir. Sous « ses » yeux, la façade de la citadelle défilait si vite qu’elle n’en distinguait plus les détails. Par bonheur, le pigeon redressa son vol et entreprit de suivre Ramshalan.
L’imbécile semblait marmonner dans sa barbe. Via les oreilles peu familières de son espion, Graendal ne put capter ce qu’il disait.
L’Élue suivit le nobliau pendant un moment dans la forêt de plus en plus obscure. Pour cette traque, un hibou aurait été plus adapté, mais elle n’en avait pas en captivité. Une lacune qu’elle se reprocha vertement.