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La mousse verdâtre qui pendait des branches en tombait parfois comme des lambeaux de chair se détachant d’un cadavre en décomposition. Par endroits, près des ruisseaux, des parterres de petites fleurs roses ou violettes rompaient la monotonie des gris et des verts maladifs. Ces explosions de couleur étaient surprenantes, comme si quelqu’un avait renversé de la peinture sur le sol.

Découvrir une forme de beauté en ces lieux se révélait déconcertant. Dans sa situation délicate, Galad pouvait-il trouver la Lumière, un peu à la façon de ces miracles végétaux ? Il craignait que ce ne soit pas si facile.

Il tira sur la longe de Costaud, son étalon. Dans son dos, il entendait des conversations inquiètes parfois ponctuées de quelques jurons bien sentis. Cet endroit, avec sa puanteur et ses insectes piqueurs ou mordeurs, aurait épuisé les meilleurs soldats de tous les temps. Ceux qui suivaient Galad étaient horripilés par ce que le monde devenait. Un environnement où on n’apercevait plus le soleil derrière les nuages et où de braves types mouraient à cause des absurdes fluctuations de la Trame. Un monde, surtout, où Valda, le prédécesseur de Galad, s’était révélé être un assassin et un violeur.

Galad secoua la tête. L’Ultime Bataille approchait.

Un cliquetis de cotte de mailles annonça que quelqu’un remontait la colonne. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Galad vit qu’il s’agissait de Dain Bornhald.

Après l’avoir salué, Bornhald se plaça sur un flanc de son chef.

— Damodred, dit-il tandis que leurs bottes produisaient des bruits écœurants dans la boue, on devrait peut-être faire demi-tour.

— Revenir en arrière conduit vers le passé, répondit Galad, les yeux rivés devant lui. J’y ai mûrement réfléchi, Fils Bornhald. Le ciel plombé, les terres ravagées, les morts qui marchent… Ce n’est plus le moment de trouver des alliés contre les Seanchaniens. Notre destination, c’est le lieu de l’Ultime Bataille.

— Mais ce marécage… (Bornhald coula un regard sur sa droite, où un long serpent rampait dans les broussailles.) Selon les cartes, nous devrions déjà en être sortis.

— Donc, nous sommes presque au bout de nos peines.

— Peut-être, oui, concéda Dain avec une grimace. (Par bonheur, il était tombé à court de gnôle depuis quelques jours.) Sauf si les cartes sont inexactes.

Galad ne fit aucun commentaire. Désormais, les meilleures cartes n’étaient plus fiables. Des plaines se transformaient en collines, des villages disparaissaient, des pâturages devenaient des champs en un clin d’œil puis étaient remplacés par des jungles, avec les lianes et les mousses idoines. Du coup, ce marécage avait tout à fait pu doubler de volume.

— Les hommes sont épuisés, insista Bornhald. Ce sont de bons soldats, tu le sais très bien. Pourtant, ils commencent à se plaindre.

Dain fit de nouveau la grimace, comme s’il craignait de se faire souffler dans les bronches.

En d’autres temps, Galad l’aurait peut-être sermonné. Même dans le malheur, les Fils devaient garder la tête haute. Mais le souvenir des leçons données par Morgase – enfant, il n’y avait rien compris – hantait Galad. Commander par l’exemple. Demander de la force, mais avant ça, en montrer…

Voyant qu’il approchait d’une clairière miraculeusement sèche, il hocha la tête.

— D’accord… Réunis les hommes. Je parlerai à ceux des premiers rangs, qui noteront mes propos et les transmettront aux autres.

Bornhald ne cacha pas sa perplexité, mais il obéit.

Dans la clairière, Galad grimpa sur une petite butte. La main sur la poignée de son épée, il passa ses hommes en revue pendant que les premiers arrivés se mettaient en formation. Le dos voûté, les jambes souillées de boue, ils s’acharnaient à écraser des insectes puis à se gratter le cou.

Quand tous furent là, Galad prit la parole :

— Nous sommes des Fils de la Lumière, rappela-t-il. Pour l’humanité, ces jours sont les plus sombres de tous. L’espoir faiblit et la mort règne en maîtresse. Mais n’est-ce pas dans la nuit la plus noire que la lumière se révèle dans toute sa gloire ? En plein jour, un phare est à peine visible. Quand il est seul à briller, il devient un guide !

» Nous sommes ce phare ! Ce marais est une malédiction. Mais les Fils de la Lumière tirent leur force des malédictions. Nous sommes traqués par ceux qui devraient nous aimer, et tous les autres chemins conduisent à nos tombes. En conséquence, nous continuerons à avancer. Au nom de ceux qu’il nous faut protéger, de l’Ultime Bataille et de la Lumière !

» Où sont les victoires de ce marécage ? Parce que je suis fier, je refuse de sentir ses morsures. Fier de quoi, demanderez-vous ? De vivre en ces temps et de jouer un rôle dans ce qui se profile. Ceux qui nous ont précédés, dans cet Âge, attendaient avec impatience le temps où l’humanité serait mise à l’épreuve. Laissons les autres pleurer sur leur sort. Laissons-les pleurer et geindre. Nous ne les imiterons pas, parce que nous affronterons ce défi la tête haute. Et dans la tempête, nous montrerons notre force.

Une harangue très brève – inutile de prolonger pour rien le séjour dans un bourbier. Pourtant, la tirade parut faire son effet. Redressant le dos, les hommes hochèrent la tête. Ceux qui avaient noté les propos du chef allèrent les lire à tous les gars qui n’avaient pas pu les entendre.

Quand la colonne repartit, plus personne ne traînait les pieds ni n’avait le dos voûté. Galad resta sur son perchoir, où il écouta une série de rapports. Une astuce, afin que tous les Fils le voient.

Quand les derniers furent passés, Galad remarqua un petit groupe, au pied de son élévation. Jaret Byar était du lot. Très mince, le visage étroit, il regardait son chef avec une authentique vénération.

— Fils Byar, le salua Galad en rejoignant le petit groupe.

— Un beau discours, seigneur général, dit Byar, sincère comme à l’accoutumée. L’Ultime Bataille. Oui, l’heure est venue de la rejoindre.

— C’est notre fardeau, approuva Galad. Et notre devoir.

— Nous allons chevaucher vers le nord, dit Byar. Des hommes se joindront à nous, et nous formerons une immense armée de Fils de la Lumière. Des dizaines de milliers de combattants. Non, des centaines de milliers ! Nous déferlerons sur le monde. Peut-être serons-nous même assez nombreux pour rayer de la carte la Tour Blanche et ses sorcières. Ce serait mieux que devoir s’allier à elles.

Galad secoua la tête.

— Nous aurons besoin des Aes Sedai. Les Ténèbres auront des Seigneurs de la Terreur, des Myrddraals et des Rejetés.

— Oui, c’est vrai, concéda Byar sans enthousiasme.

Il était réticent depuis le début, mais au moins, il souscrivait à cette analyse.

— Notre route sera difficile, Fils Byar. Mais lors de l’Ultime Bataille, les Fils de la Lumière dirigeront les forces de l’humanité.

Les exactions de Valda avaient sali la réputation de l’ordre. Pire encore, Galad était de plus en plus convaincu qu’Asunawa avait joué un rôle majeur dans la maltraitance puis la mort de sa mère adoptive. En d’autres termes, le Haut Inquisiteur lui-même était corrompu.

Dans la vie, faire ce qui était juste comptait plus que tout – au prix de n’importe quel sacrifice. Pour l’heure, agir comme il le fallait consistait à fuir. Asunawa ayant le soutien des Seanchaniens, Galad ne pouvait pas l’affronter. De plus, l’Ultime Bataille était beaucoup plus importante.

Galad se remit en chemin et remonta la colonne en direction du premier rang, où était sa place. Vu la rareté des bêtes de bât, les Fils voyageaient relativement léger. Tous portaient leur plastron et leur monture croulait sous le poids des vivres et de l’équipement.

En tête de colonne, Galad découvrit Trom en grande conversation avec quelques hommes qui ne portaient pas la cape blanche et le casque conique. Vêtus de cuir et d’un manteau sombre, il s’agissait des éclaireurs.