L’eau du bassin étant froide et huileuse, Pelio appréciait sa combinaison imperméable, tout encombrante qu’elle fût (il n’en était pas moins conforté dans son idée que les tropiques restaient le seul endroit où il fût raisonnable de vivre, car l’hiver n’y existait pas). Au moment où Moragha se préparait au saut, Pelio discerna dans l’eau qui l’environnait une tension qui lui était familière. Une seconde s’écoula. La tension s’accentua et il sentit qu’une conversion s’opérait, le bassin d’arrivée se substituant à l’autre.
Ils refirent surface et les gardes prirent immédiatement position autour du bassin. Pelio et Moragha se hissèrent hors de l’eau. Une odeur infecte régnait dans l’air et la végétation croissant sur la paroi rocheuse qui formait les murs de la salle émettait une lueur d’un vert vif : l’air n’avait pas dû être renouvelé depuis plusieurs heures. Le cachot glauque paraissait vaste et assez bien chauffé, bien qu’il se réduisît en fait à un simple espace vide ménagé dans un terrain pélagique. Sans la surveillance incessante des gardiens, qui en connaissaient la localisation, la cellule serait vite devenue un tombeau pour les prisonniers.
« Allons, debout », dit Moragha de sa voix aiguë. Son homme commença à distribuer des coups de pied aux formes sombres gisant sur le sol. Pelio réprima un sursaut en voyant le premier étranger se lever. L’homme — la créature ? — était incroyablement grand : sa taille devait dépasser un mètre quatre-vingts. Mais rien n’était plus grotesque que la maigreur extrême de ses membres que ne parvenaient pas à dissimuler les étranges vêtements qu’il portait. L’individu donnait l’impression de devoir tomber en morceaux au moindre faux pas.
« J’ai dit : debout ! Au garde-à-vous. Vous ne méritez pas l’honneur qui vous est fait. Debout ! » Moragha s’apprêtait à décocher un coup de pied à la seconde créature, quand celle-ci se releva agilement, comme si elle fût restée sur le qui-vive pendant tout ce temps.
Aux yeux de Pelio, le reste de l’univers perdit tout intérêt. Il n’entendit pas plus le cri étouffé des gardes qu’il ne remarqua le silence qui s’était établi.
Elle étaitbelle, La femme était grande — autant que Pelio — et pourtant mince comme une daine courant dans les bois. En dépit de la trouble lumière verte, l’étrange perfection de ses formes transparaissait sous ses vêtements. Quant à la beauté de son visage — elle n’était tout simplement pas de ce monde. La femme avait les traits anguleux, le nez et le menton presque pointus. On eût dit que la face sombre et grotesque de son compagnon avait subi une métamorphose entre les mains d’un artiste plus indulgent. Alors que les Hommes des Neiges possédaient une peau d’une blancheur de craie et que celle de Pelio avait une teinte grisâtre, la sienne paraissait presque noire à la lueur de la végétation phosphorescente. Son doux visage aurait pu être sculpté dans de l’ébène tendre. Tous les elfes et toutes les dryades des contes de fées de son enfance lui revinrent à la mémoire : cette femme était l’étoffe dont sont faits les rêves.
Pelio resta longtemps abîmé dans la profondeur de ces yeux noirs, dont le regard donnait une expression méfiante à ce merveilleux visage. Mais le charme finit par se dissiper et il demanda faiblement : « Et elle… Ce sont des Profanes, Parapfu ?
— Ainsi que je l’ai dit à Votre Altesse, répondit le préfet en regardant Pelio d’un air bizarre.
— Connaissent-ils l’azhiri ?
— Un peu. »
Pelio se tourna vers la femme et lui parla lentement. « Quel est ton nom ? dit-il.
— Yoninne. » Elle avait répondu d’une voix claire, où perçaient néanmoins des accents inquiets.
« Ionina ? Quel nom étrange. D’où viens-tu, Ionina ?
— De… » Sa réponse fut interrompue par un ordre brusque et inintelligible lancé par le géant efflanqué. La femme lui répliqua dans le même langage, avant de se retourner vers Pelio. « Non, moi ne rien dire. » Elle s’écarta d’eux et son attitude reflétait autant de bravoure que de méfiance… Dire que c’est une Profane, songea Pelio.
Il prit alors une décision, évitant de penser à ce qui risquait d’arriver quand son père l’apprendrait. « Préfet, tu as parfaitement agi en capturant ces intrus que tu as découverts et je t’en félicite. Ils paraissent fort intéressants. Je les emmènerai avec moi en rentrant au Palais de l’Été.
— Votre Altesse ! Ces individus sont dangereux. Les monstres qui les accompagnaient faisaient tant de bruit qu’on les entendait même de Bodgaru. »
Pelio se retourna vers le préfet avec un sourire vindicatif. « Dangereux, dis-tu, mon cher Parapfu ? Et ce sont des Profanes ? Comment pourraient-ils donc être dangereux ? Ont-ils blessé les hommes de Ngatheru ?
— Non, Votre Altesse », admit Moragha avec dans la voix une nuance maussade. « D’ailleurs, s’ils avaient tenté d’attaquer nos hommes, ils seraient probablement morts à l’heure qu’il est. Mais, monseigneur, ce ne sont pas leurs personnes qui représentent un danger. Le général baron Ngatheru est persuadé qu’ils pourront nous éclairer sur la nature du monstre dont il n’est resté que des débris après la bataille.
— Parfait. Je vais emporter tous les fragments que tu as trouvés. Ne m’interromps pas. Si la situation préoccupe toujours mon cousin Ngatheru, qu’il en réfère à moi ou à mon père », dit-il, non sans insister pour que Ngatheru accepte de laisser tomber l’affaire. Après tout, le général baron n’occupait que le cinquième rang derrière Pelio dans la hiérarchie nobiliaire.
Le préfet capitula. « Oui, Votre Altesse », répondit-il en se mettant brièvement au garde-à-vous.
Pelio plongea une dernière fois son regard au fond des mystérieux yeux noirs de la dryade, puis se détourna pour se glisser dans le bassin de transit. C’est la plus belle de toutes les créatures…
… Et, comme moi, une Profane.
CHAPITRE 4
« Moi ? Entrer dans le jeu de ce sauvage à la peau grise et au nez épaté ? Plutôt mourir. » Yoninne Leg-Wot croisa ses épais bras musclés en regardant Bjault d’un air indigné.
Ajao se pencha vers le pilote irrité, pour se rapprocher d’elle autant que le lui permettaient ses liens de cuir. « Écoutez, Yoninne. Je ne vous demande pas de… de faire quoi que ce soit d’immoral. Je dis seulement que vous plaisez à ce type, qui est manifestement un personnage puissant. Si son titre (il prononça une formule azhiri) signifie ce que je crois, il doit être le numéro un ou le numéro deux du régime, tout jeune qu’il paraisse. Sa bienveillance nous serait précieuse. »
Pendant un bon moment, Leg-Wot fixa d’un regard maussade le pont ciré du bateau. Bjault se demanda brusquement si l’idée de nouer des relations avec le jeune Azhiri lui répugnait réellement ou bien si elle n’avait pas simplement été trop échaudée par ses précédents échecs sentimentaux pour parvenir à même feindre un élan.
Ce n’est qu’à la suite de leur entrevue avec ce Pelio qu’Ajao se rendit compte à quel point Leg-Wot ressemblait à un Azhiri. Sans doute était-elle un peu grande, mais elle possédait la stature et la trempe — sinon le teint — de ces étrangers. Il existait naturellement de nombreuses différences entre eux, la structure osseuse et cartilagineuse des Azhiris étant très dissemblable. Leurs traits paraissaient avoir été modelés dans une argile molle : le nez et les oreilles étaient bombés comme le front et le menton et manquaient totalement de relief. Pelio devait être blasé ou se sentir très seul pour éprouver de la sympathie envers quelqu’un d’aussi bizarrement exotique à ses yeux que Leg-Wot.