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– Entendu, répliquai-je. Je ne suis pas fameux orateur, mais je leur raconterai quelque chose sur l'Australie.

Mes paroles semblèrent délivrer ses épaules d'un fardeau séculaire, et ses remerciements furent enthousiastes. Il me prêta une ample peau de bique de chauffeur – pas un seul instant il ne s'était avisé de me demander pourquoi j'avais entrepris un périple en auto sans me munir d'un pardessus – et tandis que nous filions sur les routes poudreuses, il me déversa dans l'oreille l'ingénu récit de son existence. Orphelin, il avait été élevé par son oncle – j'ai oublié le nom de cet oncle, mais il faisait partie du cabinet, et chacun a pu lire ses discours dans les journaux. Il fit le tour du monde après sa sortie de Cambridge, puis, comme il cherchait une carrière, son oncle lui conseilla la politique. Il m'avoua qu'il n'avait pas de préférence de parti.

– Il y a de braves types dans les deux, me dit-il d'un ton cordial, et des tas de pignoufs aussi. Je suis libéral parce que dans ma famille on a toujours été «whig».

Mais malgré sa tiédeur en politique, il avait des aperçus bien arrêtés sur d'autres sujets. Il découvrit que je m'y connaissais un peu en chevaux, et s'étendit longuement sur les partants du Derby; puis il me confia ses projets pour l'amélioration de sa chasse. Au demeurant un très honnête, convenable et naïf jeune homme.

Comme nous traversions une petite ville, deux policiers nous arrêtèrent, et braquèrent sur nous deux lanternes.

– Excusez, sir Harry, dit l'un d'eux. Nous avons reçu l'ordre de rechercher une auto, dont le signalement correspond à peu près à la vôtre.

– Ça va bien, répliqua mon hôte, tandis que je remerciais la Providence pour les voies retorses qui m'avaient procuré le salut.

Après cela il cessa de parler, car son discours tout proche commençait à le travailler fortement. Ses lèvres s'agitaient sans cesse, son regard errait, et je m'attendais presque à une nouvelle catastrophe. Je tâchai de penser à ce que j'allais dire moi-même, mais j'avais la cervelle plus aride qu'un caillou. Soudain je m'aperçus que nous étions dans une rue, arrêtés devant une porte, et accueillis par de démonstratifs messieurs, des rubans à la boutonnière.

La salle contenait environ cinq cents personnes, dont beaucoup de femmes, une collection de crânes chauves, et deux ou trois douzaines de jeunes gens. Le président, un pasteur à figure chafouine et à nez rubicond, déplora l'absence de Crumpleton, épilogua sur son influenza, et me délivra un certificat de «maître incontesté de la pensée australienne». Il y avait à la porte deux agents de police, et j'espérai bien qu'ils prenaient note de ce témoignage. Après quoi sir Harry commença son discours.

Je n'ai jamais ouï rien de pareil. Il ignorait le premier mot de l'art oratoire. Il avait devant lui une montagne de notes dont il lisait des passages, et lorsqu'il s'en écartait il tombait dans un bégaiement prolongé. De temps à autre lui revenait une phrase apprise par cœur, et bombant la poitrine, il la débitait à l'instar de Henry Irving [6], puis tout aussitôt il se courbait en deux, ronronnant, sur ses paperasses. C'était d'ailleurs un galimatias effarant. Il parla de la «menace allemande», et la qualifia de simple invention des tories pour dépouiller le pauvre peuple de ses droits et refouler la vaste marée des réformes sociales; heureusement le «prolétariat conscient et organisé» s'en rendait compte et riait de ces méprisables tories. Il émit la proposition de réduire notre marine, en gage de notre bonne foi, puis d'envoyer à l'Allemagne un ultimatum lui enjoignant d'avoir à nous imiter, faute de quoi nous lui tomberions dessus. Il affirma que, sans les tories, l'Allemagne et la Grande-Bretagne travailleraient en frères dans la paix et le progrès… Je songeai au petit calepin noir, dans ma poche! Ah! ils s'en souciaient bien, de la paix et du progrès, les amis de Scudder!

Pourtant, d'une certaine façon, le discours me plut. On pouvait voir la loyauté de ce garçon briller à travers le galimatias dont on l'avait gavé. Et puis, de l'entendre m'ôta un poids de dessus l'esprit. Je ne valais pas grand-chose comme orateur, mais j'étais quand même supérieur de mille pour cent à sir Harry.

Quand vint mon tour, je ne m'en tirai pas si mal. Je racontai simplement tout ce que je pus me rappeler sur l'Australie – concernant son parti socialiste et ses services d'émigration et autres. Je ne crois pas m'être avisé de faire mention du libre-échange, mais j'affirmai qu'en Australie nous n'avions pas de tories, et rien que les partis travailliste et libéral. Cela souleva une acclamation, qui devint de l'enthousiasme quand je leur exposai l'avenir merveilleux qui selon moi était réservé à l'Empire si nous nous décidions enfin à en mettre un bon coup.

Bref, j'imagine que ce fut plutôt un succès. Toutefois le pasteur ne m'apprécia pas, et en proposant un vote de félicitations, il déclara «digne d'un homme d'État» le discours de sir Harry, et le mien «éloquent à la manière d'un prospectus d'émigration».

Lorsque nous reprîmes place dans la voiture, mon hôte ne se tenait plus de joie d'en avoir fini avec la corvée.

– Rudement à la hauteur, votre discours, Twisdon, dit-il. Et maintenant vous allez revenir à la maison avec moi. Je suis tout seul, et si vous consentez à rester un jour ou deux, je vous montrerai à pêcher convenablement.

On nous servit un souper chaud – dont j'avais le plus grand besoin -, après quoi nous bûmes des grogs dans un vaste et gai fumoir, devant un feu de bois crépitant. Je jugeai l'heure venue de mettre cartes sur table. Les yeux de cet homme me disaient que je pouvais me fier à lui.

– Écoutez-moi, sir Harry, commençai-je. J'ai quelque chose de très important à vous dire. Vous êtes un charmant garçon, et je serai franc avec vous. Où diantre avez-vous pris le fétide galimatias que vous venez de débiter ce soir?

Ses traits se décomposèrent.

– Était-ce donc si mauvais que ça? demanda-t-il, navré. Cela ne me paraissait qu'un peu faible. J'en ai tiré le plus gros du Progressive Magazine et de brochures que mon agent électoral ne cesse de m'envoyer. Mais vous ne croyez réellement pas que l'Allemagne irait jamais nous faire la guerre?

– Posez la même question dans six semaines et vous n'aurez pas besoin de réponse, fis-je. Si vous voulez bien me prêter votre attention une demi-heure, je vais vous raconter une histoire.

Je crois voir encore cette pièce claire avec ses murs garnis de trophées de chasse et de vieilles estampes, sir Harry debout et trépidant sur le devant de cheminée, et moi-même allongé dans un fauteuil, en train de parler. Je me figurais être dédoublé, debout à côté de moi-même, écoutant ma propre voix comme celle d'un étranger, et me demandant avec impartialité quel degré de croyance méritait mon récit. C'était la première fois que je disais à quelqu'un l'exacte vérité, ainsi qu'elle m'apparaissait, et cela me fit un bien énorme en donnant à mes yeux plus de consistance à la chose. Je n'omis aucun détail. Il sut tout concernant Scudder, et le laitier, et le calepin, et mes faits et gestes dans le Galloway. Mon récit l'empoignait de plus en plus, et il arpentait sans arrêt le devant de cheminée.

– Comme vous le voyez, terminai-je, vous avez reçu chez vous l'homme que l'on recherche pour l'assassinat de Portland Place. Votre devoir est d'envoyer votre auto chercher la police et de me livrer. Je ne pense pas en avoir pour fort longtemps en prison. Comme par hasard, j'attraperai bien un coup de couteau entre les côtes une heure ou deux après mon arrestation. Néanmoins c'est là votre devoir, en tant que citoyen respectueux de la loi. Peut-être d'ici un mois le regretterez-vous, mais vous n'avez aucune raison de prévoir le cas.

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[6] Célèbre acteur anglais (1838-1905).