Quand on est bloqué de toutes parts dans une pièce de terrain, il n'y a plus qu'une chance d'échapper. On doit rester sur place, et laisser les ennemis chercher en vain. Voilà ce que me disait le bon sens; mais comment diable échapper aux recherches sur cette espèce de table rase? Je n'aurais pas hésité à m'enterrer jusqu'au cou dans la vase, ou à rester sous l'eau, ou à grimper sur la plus haute branche. Mais il n'y avait pas la moindre brindille de bois; les trous marécageux n'étaient que des mares minuscules, le torrent, un simple filet d'eau. Il n'y avait rien que la courte bruyère, et le flanc pelé de la montagne, et la grand-route blanche.
Ce fut alors que dans un repli caché de la route, devant un tas de cailloux, je rencontrai le cantonnier.
Il venait tout juste d'arriver, et battait mollement du marteau. Il me regarda d'un œil vitreux, et bâilla.
– Maudit soit le jour où j'ai abandonné la culture! lança-t-il, comme parlant à l'univers. Au moins je ne dépendais de personne, alors. À présent, me voilà l'esclave du gouvernement, enchaîné à la route, avec des yeux malades et des reins en compote.
Il souleva son marteau, cassa un caillou, rejeta l'outil en jurant, et se mit les deux mains sur les oreilles.
– Miséricorde! ma tête éclate! s'écria-t-il.
C'était un hirsute personnage, à peu près de ma taille, mais fort voûté, avec une barbe de huit jours au menton, et le nez chaussé de grosses bésicles de corne.
– Je n'en peux plus! s'écria-t-il de nouveau. Que l'inspecteur me signale, tant pis! je retourne à mon lit.
Je l'interrogeai sur la nature de son mal, bien que la cause en fût assez claire.
– Mon mal, c'est que j'ai bu. Ma fille Mary s'est mariée hier, et on a dansé jusqu'à 4 heures du matin sur l'aire. Moi, je suis resté à boire avec d'autres, et voilà. Je voudrais n'avoir jamais vu la couleur du vin.
Je lui concédai qu'il ferait mieux d'aller se remettre au lit.
– C'est facile à dire, geignit-il. Mais j'ai reçu hier soir une carte postale m'annonçant que le nouvel inspecteur des ponts et chaussées ferait sa tournée aujourd'hui. Il va venir et ne me trouvera pas, ou bien il me trouvera soûl, et de toute façon je suis fichu. Je vais retourner me coucher et je dirai que je suis malade, mais je crains que ça ne prenne pas, car on connaît mon genre de maladie.
Il me vint une inspiration.
– Est-ce que ce nouvel inspecteur vous connaît? demandai-
– Lui? pas du tout. Il n'y a pas huit jours qu'il est en place. Il court de tous côtés dans son auto de malheur, et vous dénicherait au fond d'une coquille d'escargot.
– Où est votre maison? demandai-je.
Et il me montra d'un doigt vacillant la cabane au bord du torrent.
– Eh bien! retournez vous coucher, déclarai-je, et dormez tranquille. Je vais prendre votre emploi pour un moment et je verrai l'inspecteur.
Il me regarda avec ahurissement; puis quand l'idée eut pénétré dans sa cervelle embaumée, un sourire hébété d'ivrogne s'épanouit sur son visage.
– Vous êtes un bougre! s'écria-t-il. Ça s'arrange très bien. Comme j'ai fini ce tas de cailloux, vous n'aurez plus à en casser ce matin. Prenez seulement la brouette, et ramenez des pierres de la carrière là-bas, assez pour faire un autre tas demain. Je m'appelle Alexander Turnbull, il y a sept ans que je fais ce métier, et avant ça j'ai été vingt ans cultivateur sur les bords de la Leithen Water. Mes amis m'appellent Boit-sans-soif, ou bien encore Quat-z'yeux, parce que je porte des bésicles, à cause de ma mauvaise vue. Vous n'aurez qu'à parler poliment à l'inspecteur, et lui dire «sir», et il n'en demandera pas plus. Je serai de retour à midi.
Je lui empruntai ses bésicles et son vieux chapeau crasseux; je dépouillai veste, gilet, col, et les lui donnai à emporter chez lui; je lui empruntai aussi son mauvais tronçon de pipe en terre pour compléter l'accoutrement. Il m'indiqua mes modestes fonctions, et sans plus de façon partit au trot vers son lit. Bien que le lit fût son objectif principal, je suppose qu'il lui restait en outre un vieux fond de bouteille. Je fis des vœux pour qu'il arrivât sans encombre sous son toit avant l'entrée en scène de mes bons amis.
Après quoi je me mis en devoir de rendre ma toilette plus conforme à mon rôle. J'ouvris le col de ma chemise – une vulgaire chemise bleue à carreaux blancs comme en portent les terrassiers – et mis au jour un cou plus basané que celui d'un rétameur ambulant. Je roulai mes manches jusqu'au coude, révélant ainsi des avant-bras dignes d'appartenir à un forgeron, brûlés de soleil et sillonnés de vieilles cicatrices. Je saupoudrai avec la poussière de la route mes bottines et mes jambes de pantalon, relevant celles-ci et les liant au-dessus du genou à l'aide d'une ficelle. Puis je travaillai ma figure. Avec une poignée de poussière je traçai une démarcation de crasse autour de mon cou, à l'endroit où étaient censées s'arrêter les ablutions dominicales de Mr Turnbull. J'enduisis également d'une bonne couche de poussière le hâle de mes joues. Comme les yeux d'un cantonnier ne peuvent manquer d'être un peu enflammés, j'eus soin d'introduire de la poussière dans les miens, et leur donnai un aspect chassieux en me les frottant vigoureusement.
Les sandwiches que j'avais reçus de sir Harry étaient restés dans ma veste, mais la collation du cantonnier, emballée dans un mouchoir rouge, se trouvait à ma disposition. Je mangeai avec grand plaisir plusieurs grosses tranches de pain bis et de fromage, et bus une partie du thé froid. Le mouchoir contenait encore, noué d'une ficelle et adressé à Turnbull, un journal local – apparemment destiné à charmer les loisirs de la sieste. Je refis le paquet, et déposai le journal bien en vue à côté.
Mes bottines ne me satisfaisaient pas, mais au moyen de quelques bons coups de pied parmi les cailloux je leur donnai cet aspect granité qui caractérise la chaussure du cantonnier. Puis je mordis mes ongles et les éraflai, si bien que les bords en étaient tout abîmés et irréguliers. Aucun détail ne devait échapper aux gens contre qui j'étais en lutte. Je cassai un de mes cordons de souliers et le rattachai par un nœud grossier, puis je desserrai l'autre, en sorte que mes épaisses chaussettes débordaient par-dessus les tiges. Toujours aucune trace de qui que ce fût sur la route. L'auto que j'avais remarquée une demi-heure auparavant avait dû faire demi-tour.
Ma toilette terminée, j'empoignai la brouette et commençai à faire la navette jusqu'à la carrière, située à une centaine de mètres.
Un vieux batteur d'estrade que j'ai connu en Rhodésie, et qui avait fait en son temps de bien drôles de choses, me disait une fois que le secret pour bien jouer un rôle était de se croire devenu réellement le personnage. En conséquence, je me dépouillai de toute autre pensée pour m'absorber dans une seule: à savoir, l'entretien des routes. Je vis ma demeure dans la petite cabane blanche. J'évoquai les années où j'étais cultivateur sur les bords de la Leithen Water, je contraignis mon esprit à convoiter amoureusement le sommeil dans un lit en armoire, et une bouteille de whisky à bon marché. Toujours rien n'apparaissait sur la longue route blanche.