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De temps à autre un mouton s'écartait de la bruyère pour venir me contempler. Un héron, à tire-d'ailes, s'abattit dans une vasque du torrent et se mit à pêcher, sans plus s'occuper de moi que si j'eusse été une borne milliaire. J'allais toujours brouettant mes charges de cailloux, avec la pesante dégaine du professionnel. Je ne tardai pas à suer, et la poussière de mon visage se changea en un enduit solide et tenace. Je comptais déjà les heures à subir jusqu'au soir, où la nuit viendrait mettre fin à la besogne monotone de Mr Turnbull.

Tout à coup une voix cinglante m'interpella de la route, et en levant les yeux je vis une petite Ford à deux places, et un jeune homme à figure ronde et en chapeau melon.

– C'est vous, Alexander Turnbull? demanda-t-il. Je suis le nouvel inspecteur des ponts et chaussées du comté. Vous habitez Blackhopefoot et vous êtes chargé de la section comprise entre Laidlaw-byres et Riggs? Bien. Un joli bout de route, Turnbull, et pas mal entretenu. Un peu mou, à un mille d'ici, et les bas-côtés ont besoin d'être désherbés. Voyez à vous en occuper. Bonjour. Vous me reconnaîtrez la prochaine fois que vous me verrez.

D'évidence, ma simulation était assez bonne pour le redouté inspecteur. Je me remis au travail, et vers la fin de la matinée j'eus la distraction d'un peu de passage. Une carriole de boulanger affronta la montagne, et me vendit un sachet de pains d'épices que je bourrai à tout hasard dans ma poche de pantalon. Puis passa un troupeau suivi de son berger, qui m'inquiéta un peu en me demandant tout haut:

– Et Quat-z'yeux, qu'est-ce qu'il devient?

– Il est dans son lit, avec la colique, répondis-je.

Et le troupeau s'éloigna.

Aux environs de midi, une grosse auto dévala de la montagne, me dépassa et s'arrêta cent mètres plus bas. Ses trois occupants descendirent comme pour se dégourdir les jambes, et vinrent flâner de mon côté.

De ces hommes, j'en reconnaissais deux pour les avoir vus par la fenêtre de l'auberge du Galloway – un grand brun mince et un autre bedonnant et souriant. Le troisième avait l'air d'un homme du pays – un vétérinaire, peut-être, ou un petit fermier. Il portait une culotte cycliste de confection, et ses yeux enfoncés luisaient, attentifs comme ceux d'une poule.

– Salut, dit ce dernier. C'est un métier joliment commode que vous faites là.

Je n'avais pas levé les yeux à leur approche, mais sur cette interpellation je redressai lentement et péniblement le dos, à la manière des cantonniers; crachai vigoureusement, à la manière des Écossais du bas peuple; et les considérai un moment avant de répondre. J'affrontai trois paires d'yeux auxquels rien n'échappait.

– Il y a des métiers pires et il y en a de meilleurs, prononçai-je sentencieusement. Pour moi, j'aimerais mieux faire comme vous, rester assis sur mon derrière toute la journée dans ces bons coussins. C'est vous qui massacrez mes routes avec vos satanées autos. Si le monde allait comme il doit, on vous forcerait à réparer ce que vous démolissez.

L'homme à l'œil luisant tiqua sur le journal posé à côté du paquet de Turnbull.

– Je vois que vous recevez les journaux assez vite, dit-il. Je jetai sur la feuille un regard négligent.

– Ouais, assez vite. Étant donné que cette feuille est parue samedi dernier, je ne l'ai que six jours en retard.

Il la ramassa, regarda l'adresse, et la reposa. L'un de ses compagnons examinait mes bottines, et d'un mot en allemand il appela sur elles l'attention de mon interlocuteur.

– Vous avez bon goût pour vos chaussures, fit-il. Celles-ci n'ont sûrement pas été fabriquées par un savetier de village.

– Comme vous dites, répliquai-je promptement. Elles ont été fabriquées à Londres. Je les ai eues du monsieur qui était ici l'an dernier pour la chasse. Comment s'appelait-il déjà?

Et je me grattai la tête d'un air préoccupé.

De nouveau le maigre parla en allemand.

– Partons, dit-il. Ce garçon est franc.

Ils me posèrent une dernière question:

– Avez-vous vu passer quelqu'un, ce matin de bonne heure? Il était peut-être à bicyclette ou peut-être à pied.

Je faillis donner dans le panneau, et leur raconter une histoire de cycliste qui serait passé à toute vitesse au petit jour. Mais j'eus l'esprit de voir le danger. Je fis semblant de réfléchir profondément.

– Je ne me suis pas levé très tôt, repris-je. Voyez-vous, ma fille s'est mariée hier, et nous nous sommes couchés tard. Je suis sorti de la maison qu'il pouvait être 7 heures, et il n'y avait personne sur la route à ce moment. Depuis que je suis monté ici, j'ai vu passer tout juste le boulanger et le berger de Ruchill, en plus de vous autres, messieurs.

L'un d'eux m'offrit un cigare, que je flairai respectueusement et fourrai dans le paquet de Turnbull. Ils remontèrent en voiture, et je les perdis de vue au bout de trois minutes.

Mon cœur bondit de soulagement, mais je continuai à brouetter mes cailloux. Je n'eus pas tort, car dix minutes plus tard l'auto repassa, et l'un de ses occupants me fit de la main un signe d'adieu. Ces nobles seigneurs ne laissaient rien au hasard.

J'achevai le pain et le fromage de Turnbull, et ne tardai pas à compléter le tas de cailloux. La suite m'inquiétait. Je ne pouvais faire indéfiniment ce métier de cantonnier. Une miséricordieuse providence avait retenu jusque-là Mr Turnbull sous son toit, mais s'il rentrait en scène, il y aurait du grabuge. Je soupçonnai que le cordon d'investissement se resserrait autour de la vallée, et que, dans quelque direction que je m'en allasse, je me heurterais à des questionneurs. Mais il me fallait sortir de là. Personne n'a les nerfs assez robustes pour supporter plus d'un jour d'être ainsi épié.

Je restai à mon poste jusque vers 5 heures. J'avais alors résolu de gagner à la nuit tombée la cabane de Turnbull et de me risquer à franchir les montagnes à la faveur de l'obscurité. Mais tout à coup une nouvelle auto arriva sur la route et ralentit à quelques mètres de moi. La brise se levait, et l'occupant voulait allumer une cigarette.

C'était une voiture de tourisme, dont un assortiment de bagage encombrait l'intérieur. Un seul homme s'y trouvait, et par un singulier hasard, je le connaissais. Il s'appelait Marmaduke Jopley, et faisait l'opprobre de la création. C'était une sorte de louche agent de change, dont la spécialité consistait à cultiver les fils aînés, les jeunes pairs riches et les vieilles dames évaporées. «Marmie» était, paraît-il, un personnage bien connu dans les bals, les semaines de polo et les maisons de campagne. Mais cet habile maître chanteur eût rampé un mille à plat ventre pour complaire à tout individu possédant un titre ou un million. Je dus m'adresser pour affaires à sa maison, lors de mon arrivée à Londres, et il m'invita aimablement à dîner à son club. Une fois là, il en vint bien vite aux confidences, et me rebattit les oreilles de ses duchesses, tant et si bien que son snobisme m'écœura. Je demandai par la suite à quelqu'un comment il se faisait que personne ne lui flanquât le pied au derrière, et il me fut répondu que les Anglais respectaient le sexe faible.