Выбрать главу

– Sir Walter est occupé, monsieur, et j'ai reçu l'ordre de n'introduire personne chez lui. Vous voudrez bien attendre.

L'hôtel était à l'ancienne mode, avec un grand vestibule où des pièces donnaient de chaque côté. Au fond se voyait un réduit, pourvu d'un téléphone et d'une couple de chaises, où le majordome m'offrit de m'asseoir.

– Écoutez, chuchotai-je. Il se passe du vilain et j'y suis mêlé. Mais sir Walter est au courant, et c'est pour lui que je travaille. Si on vient vous demander après moi, dites que vous ne m'avez pas vu.

Il fit un signe d'assentiment, et tout aussitôt un bruit de voix s'éleva au-dehors, et on sonna violemment. Le majordome fut admirable. Il ouvrit la porte, et l'air impassible comme une image attendit la question. Puis il leur en donna de sa façon. Il leur dit à qui appartenait l'hôtel, répéta les ordres reçus, et les repoussa du seuil, majestueusement. Je voyais tout de mon réduit, et m'amusais comme au théâtre.

J'attendais depuis peu de temps lorsqu'on sonna de nouveau. Le majordome ne fit pas de difficultés à introduire le nouveau visiteur.

Pendant qu'il retirait son pardessus, je vis qui c'était. On ne pouvait alors ouvrir un journal ou une revue sans rencontrer cette figure – la barbe grise taillée en bouc, les dures mâchoires de lutteur, le nez carré du bout, et les yeux bleus et perçants. C'était le Premier Lord de l'Amirauté, l'homme qui a, dit-on, reconstitué la flotte britannique.

Il passa devant mon réduit, et pénétra dans une salle en arrière du vestibule. La porte en s'ouvrant me laissa entendre un bruit de voix assourdies. Elle se referma, et je me trouvai de nouveau seul.

Durant vingt minutes, je restai là, sans savoir à quoi me résoudre. J'éprouvais encore l'absolue conviction que j'étais nécessaire, mais quand ou comment, je l'ignorais tout à fait. Je ne cessais de consulter ma montre, et lorsque les aiguilles approchèrent de 10 heures et demie, je commençai à croire que la conférence tirait à sa fin. D'ici un quart d'heure, Royer filerait sur la route de Portsmouth.

Soudain un timbre retentit, et le majordome parut. La porte de la salle du fond se rouvrit, et le Premier Lord de l'Amirauté sortit. Comme il passait devant moi, il jeta un coup d'œil dans ma direction, et pendant une seconde nous nous dévisageâmes.

Cela ne dura qu'une seconde, mais c'en fut assez pour me faire bondir le cœur. Je n'avais jamais vu le grand homme auparavant, et il ne me connaissait pas non plus. Mais au cours de cette durée infime, une lueur parut dans son regard: il me reconnaissait! Impossible de s'y méprendre. C'était un éclair, une étincelle, un rien, mais ce rien signifiait une chose, et une seule. Ce fut involontaire de sa part, et cela disparut aussitôt. Il continua son chemin. Livré à un tourbillon de folles imaginations, j'entendis la porte de la rue se refermer sur lui.

J'attrapai l'annuaire du téléphone et cherchai le numéro de son domicile. La communication me fut donnée aussitôt, et je perçus la voix d'un valet.

– Est-ce que Sa Seigneurie est chez elle? demandai-je.

– Mylord est rentré il y a une demi-heure, fit la voix. Il est déjà couché, car il est indisposé ce soir. Peut-on faire votre commission, monsieur?

Je raccrochai et me laissai tomber sur une chaise. Mon rôle dans cette affaire n'était décidément pas terminé. Nous l'échappions belle, mais j'arrivais à temps.

Il n'y avait pas un instant à perdre. Je me dirigeai vers la porte de la salle du fond, où j'entrai sans frapper. Cinq personnes installées autour d'une table ronde levèrent sur moi des yeux étonnés. Il y avait là sir Walter, et le ministre de la guerre, Drew, que je connaissais par ses photographies. Un petit homme âgé devait être Whittaker, le chef de l'amirauté, et j'identifiai le général Winstanley grâce à la longue cicatrice de son front. Le cinquième était un gros petit homme à la moustache poivre et sel et aux sourcils broussailleux, qui venait de s'arrêter au milieu d'une phrase.

Les traits de sir Walter exprimaient la surprise et l'irritation.

– Je vous présente Mr Hannay, dont je vous ai parlé, dit-il à la ronde, en manière d'excuse. Il me semble, Mr Hannay, que votre visite est intempestive.

Je recouvrais peu à peu mon sang-froid.

– Cela reste à voir, monsieur, répliquai-je; mais je crois plutôt qu'elle arrive juste à point. Pour l'amour de Dieu, messieurs, dites-moi qui vient de sortir d'ici à la minute?

– Lord Alloa, dit sir Walter, rougissant de colère.

– Ce n'était pas lui! m'écriai-je; c'était sa vivante image, mais ce n'était pas lord Alloa! c'était quelqu'un qui m'a reconnu, quelqu'un que j'ai vu le mois dernier. Il venait à peine de franchir le seuil que j'ai téléphoné à l'hôtel de lord Alloa: on m'a répondu qu'il était rentré depuis une demi-heure, pour se mettre au lit aussitôt.

– Mais qui… qui…, haleta quelqu'un.

– La Pierre-Noire! m'écriai-je.

Et je me laissai tomber dans le fauteuil vacant depuis si peu de temps, au milieu de cinq personnages entièrement bouleversés.

9 Les trente-neuf marches

– C'est absurde! déclara le chef de l'amirauté.

Sir Walter se leva et quitta la pièce, nous laissant pensifs et les yeux baissés. Il revint au bout de dix minutes, la mine allongée.

– J'ai causé avec Alloa, dit-il. Je l'ai fait tirer de son lit – non sans difficulté. Il est rentré directement après le dîner chez Mulross.

– Mais c'est de la folie! interrompit le général Winstanley. Vous voudriez me faire croire que cet homme a pu venir ici et rester là à côté de moi pendant toute une demi-heure sans que je m'aperçoive de la substitution? Il faut qu'Alloa ait perdu la tête.

– Ne voyez-vous pas de quelle habileté ils ont fait preuve? dis-je. Vous étiez trop préoccupés d'autre chose pour voir clair. L'identité de lord Alloa allait de soi. S'il se fût agi de quelqu'un d'autre, vous l'auriez peut-être regardé plus attentivement, mais sa présence à lui était toute naturelle, et cela vous a fermé les yeux.

Mais alors le Français parla, très posément, et en bon anglais.

– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie est juste. Nos ennemis n'ont pas été si bêtes!

Il pencha sur l'assistance son front méditatif.

– Je vais vous conter une histoire, fit-il. Elle m'est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J'étais cantonné dans un poste perdu, et pour me distraire j'avais pris l'habitude de pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Une petite jument arabe – appartenant à cette race, originaire des dunes salines, que l'on trouvait naguère à Tombouctou – portait de coutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonne pêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l'entendis hennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix, tout en m'occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coin de l'œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres… Au bout de deux heures, l'envie me vint de manger un morceau. Je rassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendis vers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivé auprès d'elle, je lui jetai sur le dos le sac…

Il s'interrompit et nous regarda.

– Ce fut l'odeur qui me donna l'éveil. Je tournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui me considérait… Un vieux mangeur d'hommes, la terreur du village… Il ne restait plus de la jument qu'un amas sanglant d'os et de peau, caché derrière lui…