Выбрать главу

Toutes ces conjectures demeuraient très vagues, et je ne prétends pas qu'elles fussent ingénieuses ni scientifiques. Je n'avais rien d'un Sherlock Holmes. Mais je me suis toujours reconnu une sorte d'instinct, dans les matières de ce genre. Je ne sais si je me fais comprendre, mais je m'efforçais de tirer de ma raison tout ce qu'elle pouvait fournir, et une fois qu'elle se butait à une impasse, je m'en remettais à l'instinct, et mes divinations se trouvaient d'ordinaire correctes.

Je consignai donc toutes mes déductions sur une feuille du papier de l'amirauté. Je les libellai comme suit:

ENTIÈRES CERTITUDES

(1) Endroit où existent plusieurs escaliers; celui en question se distingue par le fait qu'il a trente-neuf marches.

(2) Marée haute à 22 h 17. Appareillage uniquement possible à marée haute.

(3) Les marches ne sont pas des marches de quai: l'endroit n'est donc probablement pas un port.

(4) Pas de paquebot de nuit régulier à 22 h 17. Le moyen de transport doit être un caboteur (peu probable), un yacht, ou un bateau de pêche. Mon raisonnement n'allait pas plus loin. Je dressai une autre liste, que j'intitulai «Conjectures», mais je lui attribuais la même certitude qu'à l'autre.

CONJECTURES

(1) L'endroit n'est pas un port, mais une côte ouverte.

(2) Bateau petit – lougre, yacht, ou canot à moteur.

(3) L'endroit, quelque part sur la côte, est entre Cromer et Douvres.

Il m'apparut peu banal de trôner devant ce bureau, sous les yeux d'un ministre, d'un maréchal de l'armée britannique, de deux hauts dignitaires du gouvernement, et d'un général français, cependant que du griffonnage d'un défunt je m'efforçais d'extraire un secret qui était pour nous une question de vie ou de mort.

Sir Walter nous avait rejoints, et Macgillivray ne tarda pas à le suivre. Il venait d'envoyer des ordres pour faire rechercher, dans les ports et les gares, les trois hommes dont j'avais donné le signalement à sir Walter. Pas plus que les autres, toutefois, il ne croyait que cela dût servir à grand-chose.

– Voici tout ce que je peux y voir, dis-je. Il nous faut découvrir un lieu où plusieurs escaliers descendent au rivage, l'un de ces escaliers possédant trente-neuf marches. Ce lieu me paraît situé sur une côte ouverte, aux falaises assez élevées, quelque part entre le Walsh et la Manche. De plus en cet endroit la mer est haute demain soir à 22 heures 17.

Puis une idée me vint. J'ajoutai:

– N'y a-t-il pas un inspecteur des garde-côtes ou quelqu'un du même genre qui connaisse la côte Est?

Whittaker en savait un, qui habitait à Clapham. Il partit en auto le chercher, et nous restâmes dans la petite salle à l'attendre, en causant de choses et autres. J'allumai une pipe et repassai toute l'affaire au point de m'endolorir les méninges.

Vers 1 heure du matin, l'homme des garde-côtes arriva. C'était un beau vieillard, qui ressemblait à un officier de marine, et qui montrait pour nous tous un respect excessif. Je laissai le ministre de la guerre l'interroger lui-même, car je sentais qu'il me trouverait bien osé de parler le premier.

– Voudriez-vous nous énumérer les endroits que vous connaissez sur la côte Est, où il y a des falaises, et où plusieurs escaliers descendent à la mer?

Il réfléchit un instant.

– De quel genre d'escaliers parlez-vous, monsieur? Il existe beaucoup d'endroits où des chemins sont taillés dans la falaise, et beaucoup de ces chemins possèdent quelques marches. Ou parlez-vous d'escaliers ordinaires, d'escaliers tout en marches, si l'on peut dire?

Sir Walter se tourna vers moi.

– Nous parlons d'escaliers ordinaires, dis-je.

Il réfléchit une minute ou deux.

– Il me semble que je n'en connais pas. Mais attendez. Il y a un endroit du Norfolk – Brattlesham – auprès d'un terrain de golf, où se trouvent des escaliers pour permettre aux joueurs d'aller chercher les balles perdues.

– Ce n'est pas cela, dis-je.

– Il y a ensuite beaucoup de digues-promenades; c'est peut-être ce que vous voulez dire. Chaque station de bains de mer en possède.

Je fis un signe négatif.

– Ça doit être plus retiré que cela, dis-je.

– Ma foi, messieurs, je ne vois rien d'autre. À moins que, peut-être, le Ruff…

– Qu'est-ce que le Ruff? demandai-je.

– C'est un grand promontoire de craie, dans le Kent, tout près de Bradgate. On a bâti dessus un tas de villas, dont plusieurs ont des escaliers descendant à un rivage privé. C'est un endroit tout à fait grand genre, et ceux qui y résident aiment d'être tranquilles chez eux.

J'ouvris en toute hâte l'annuaire des marées et cherchai Bradgate. La marée haute y était le 15 juin, à 22 heures 27.

– Nous voilà enfin sur la piste, m'écriai-je avec animation. Comment puis-je savoir l'heure de la marée au Ruff?

– Je vais vous le dire, monsieur, fit l'homme des garde-côtes. J'ai une fois occupé une maison là-bas dans ce même mois-ci, et je sortais chaque soir pour aller pêcher en mer. La marée y est de dix minutes en avance sur Bradgate.

Je refermai le livre et regardai mes compagnons.

– Messieurs, leur dis-je, si l'un de ces escaliers possède trente-neuf marches, nous avons résolu le problème. Je voudrais que vous me prêtiez votre voiture, sir Walter, et une carte routière. Si Mr Macgillivray veut bien m'accorder dix minutes, nous pourrons combiner quelque chose pour demain.

Je sentais le ridicule de prendre ainsi la direction de l'affaire, mais ils ne parurent pas s'en apercevoir, et après tout, puisque j'avais moi-même ouvert la danse… D'ailleurs les entreprises ardues me connaissaient, et ces éminents personnages étaient trop avisés pour ne pas le voir. Ce fut le général Royer qui me donna tout pouvoir.

– Pour ma part, dit-il, je remets volontiers l'affaire entre les mains de Mr Hannay.

À 3 heures et demie, je filais à toute vitesse au clair de lune entre les haies du Kent, avec le meilleur policier de Macgillivray, sur le siège à côté de moi.

10 Où plusieurs sociétés se retrouvent à la mer

Par un matin de juin rose et bleu, je me trouvai à Bradgate, dominant du Griffin Hôtel une mer d'huile où le bateau-phare du banc de Cock se réduisait aux dimensions d'une bouée de sauvetage. Une couple de milles au-delà dans le sud, et beaucoup plus près de la côte, un petit torpilleur avait jeté l'ancre. En sa qualité d'ancien marin, Scaife, l'homme de Macgillivray, reconnut le navire, et me dit son nom et celui du commandant. Je pus donc télégraphier aussitôt à sir Walter.

Après le petit déjeuner, Scaife obtint d'un agent de location la clef ouvrant les portes des six ou sept escaliers du Ruff. Je l'y accompagnai à pied par la plage, et tandis qu'il les explorait successivement, je restai caché dans un creux de falaise, car je ne voulais pas risquer d'être vu. Mais à cette heure les environs étaient absolument déserts, et tout le temps que je restai sur ce rivage, je ne vis rien que des mouettes.

Il mit plus d'une heure à remplir sa mission, et lorsque je le vis revenir vers moi, consultant un bout de papier, je ne nierai pas que je ne fusse ému. Tout, en effet, reposait sur l'exactitude de ma supposition.