Il me lut à haute voix le nombre des marches de chaque escalier: 34, 33, 39, 42, 47, puis, à l'endroit où la falaise s'abaissait: 21. Je faillis pousser un cri en me dressant.
Nous regagnâmes la ville en toute hâte, pour télégraphier à Macgillivray. Je lui demandai six hommes, qui auraient à se répartir entre plusieurs hôtels déterminés. Après quoi Scaife se mit en devoir de jeter un coup d'œil sur la maison d'où dépendaient les trente-neuf marches.
Les nouvelles qu'il me rapporta m'intriguèrent et me rassurèrent à la fois. La maison – dite Trafalgar Lodge – appartenait à un vieux monsieur nommé Appleton – un agent de change retiré des affaires, disait le loueur de villas. Mr Appleton, qui passait là une bonne partie de l'été, s'y trouvait actuellement, depuis près de huit jours. Scaife ne put recueillir beaucoup de détails à son sujet, sinon que ce vieillard était fort comme il faut, payait régulièrement ses factures, et tenait toujours un billet de cinq livres à la disposition des bonnes œuvres de l'endroit. Mais de plus Scaife réussit à pénétrer dans la maison par la porte de service, en se faisant passer pour un représentant en machines à coudre. La domesticité se composait de trois personnes seulement – une cuisinière, une servante, une femme de chambre – qui ressemblaient à toutes celles qu'on trouve dans un honnête intérieur bourgeois. La cuisinière n'était pas bavarde, et elle eut vite fait de mettre à la porte Scaife; mais celui-ci crut pouvoir m'affirmer qu'elle ne savait rien. La maison attenante, en construction, offrait un bon abri pour l'observation; de l'autre côté, une villa à louer possédait un jardin négligé et broussailleux.
J'empruntai la longue-vue de Scaife, et partis faire un tour sur le Ruff, avant le déjeuner. Je me tins constamment derrière la rangée des villas, et trouvai un bon poste d'observation sur la lisière du terrain de golf. De là, je découvrais la bande de gazon qui longeait le sommet de la falaise, avec des bancs disposés à intervalles réguliers, et les petits enfoncements carrés, munis de garde-fous et entourés de plates-bandes, par où les escaliers descendaient à la plage. Je voyais en plein Trafalgar Lodge, villa de briques rouges munie d'une véranda, et située entre une pelouse de tennis derrière, et, devant, le classique jardinet des stations balnéaires, plein de marguerites et de géraniums rabougris. D'un mât de pavillon gigantesque, un Union Jack retombait à longs plis dans l'air immobile.
Je ne tardai pas à voir quelqu'un sortir de la maison et vaguer sur la falaise. Lorsque je le tins dans le champ de ma longue-vue, je distinguai un vieillard vêtu d'un pantalon de flanelle blanche, d'une veste de drap bleu, et d'un chapeau de paille, et qui tenait à a la main une jumelle marine et un journal. Il s'assit sur l'un des bancs de fer et se mit à lire. Par instants il déposait sa feuille et dirigeait sa jumelle sur la mer. Il examina longuement le torpilleur. Quand je l'eus surveillé une demi-heure, il se leva et rentra dans la maison pour déjeuner. De mon côté, je retournai à l'hôtel.
Je n'avais pas grande confiance. Cette honnête et banale demeure ne répondait guère à mon attente. Cet homme était-il l'archéologue chauve de l'odieuse ferme de la lande? Impossible de le dire. Il ressemblait tout à fait à ces vieux birbes béats que l'on rencontre immanquablement dans la banlieue et aux bains de mer. On n'eût pu trouver meilleur spécimen d'individu absolument inoffensif.
Mais après déjeuner, assis sur la terrasse de l'hôtel, je repris courage, en voyant apparaître l'objet précis que j'attendais et que j'avais craint de ne pas voir. Un yacht s'en vint du sud et jeta l'ancre tout juste en face du Ruff. C'était un bateau d'environ cent cinquante tonnes, et son enseigne blanche me montra qu'il appartenait à l'escadre. En conséquence je descendis au port avec Scaife, et nous engageâmes un batelier pour nous mener à la pêche.
Il faisait un après-midi calme et chaud. Nous prîmes à nous deux environ vingt livres de perches et d'églefins, et le bercement de la mer bleue me fit envisager la situation sous un jour plus riant. Au haut des blanches falaises du Ruff je voyais le rouge et le vert des villas, et en particulier le grand mât de pavillon de Trafalgar Lodge. Vers 4 heures, quand nous en eûmes assez de la pêche, je commandai au matelot de nous promener autour du yacht, qui semblait posé sur la mer comme un bel oiseau blanc prêt à prendre son essor. Scaife me déclara que ce devait être un bâtiment très vite, et pourvu d'une machinerie puissante.
Il se nommait l’Ariadne, comme me l'apprit le béret d'un de ses hommes occupé à astiquer des cuivres. Je lui adressai la parole, et il me répondit dans l'aimable parler de l'Essex. Un autre matelot qui survint échangea quelques mots avec moi dans un anglais indéniable. Notre batelier entama une conversation avec l'un d'eux au sujet du temps, et nous restâmes ainsi quelques minutes à nous balancer à une longueur d'aviron des écubiers de tribord.
Mais soudain les hommes se détournèrent de nous et se penchèrent sur leur besogne: un officier s'approchait sur le pont. C'était un jeune homme avenant et de bonne mine, qui nous posa quelques questions concernant notre pêche dans le meilleur anglais. Mais il ne pouvait y avoir de doute à son égard. Sa chevelure frisottée, non plus que la coupe de son col et de sa cravate, ne provenaient sûrement pas d'Angleterre.
Cela contribuait un peu à me rassurer; mais en regagnant Bradgate à l'aviron, mes doutes revinrent avec obstination. Mon principal souci était de me dire que mes ennemis savaient que je tenais mes informations de Scudder, et que c'était Scudder qui m'avait mis sur la piste pour trouver cet endroit. S'ils savaient que Scudder possédait cet indice, ne modifieraient-ils pas inévitablement leurs dispositions? Ils attachaient trop d'importance à leur réussite pour rien laisser au hasard. Restait donc à savoir jusqu'à quel point ils se trouvaient informés de ce que savait Scudder. La veille au soir, je déclarais avec assurance que les Allemands ne dévient jamais de la ligne tracée; mais s'ils soupçonnaient le moins du monde que je tenais leur piste, ils ne commettraient pas la sottise de ne pas la brouiller. Je me demandai si l'homme d'hier soir s'était aperçu que je le reconnaissais. Je ne le croyais pas, et je m'attachai à cette persuasion. Mais toute l'affaire ne m'avait jamais paru aussi difficile que cet après-midi-là, alors que, tout compte fait, j'aurais dû me réjouir d'un succès assuré.
À l'hôtel, je rencontrai le commandant du torpilleur, auquel Scaife me présenta, et avec qui j'échangeai quelques mots. Après quoi je crus bon de consacrer une heure ou deux à surveiller Trafalgar Lodge.
Je trouvai plus loin sur la hauteur un endroit propice dans le jardin d'une maison inoccupée. De là, j'apercevais en plein la pelouse, où deux personnages jouaient au tennis. L'un était le vieillard déjà vu, l'autre était plus jeune, et portait à la taille une écharpe aux couleurs d'une société. Ils jouaient avec une activité frénétique, tels des gens de la ville qui recherchent l'exercice violent pour s'assouplir les membres. On ne peut imaginer plus innocent spectacle. Ils poussaient des appels et des rires, et ils s'arrêtèrent pour boire, lorsqu'une servante leur apporta deux gobelets sur un plateau. Je n'en croyais pas mes yeux, me demandant si je ne faisais pas le plus magnifique imbécile du globe. Un mystère profond enveloppait les hommes qui m'avaient pourchassé sur la lande d'Écosse en avion et en auto, et quelque peu aussi le diabolique antiquaire. Il était tout simple d'attribuer à ces gens-là le coup de couteau qui cloua Scudder au parquet, aussi bien que des projets fatals à la paix du monde. Mais ces deux impeccables citoyens qui prenaient leur inoffensif divertissement, et s'apprêtaient à se mettre à table pour dîner en causant platement Bourse, cricket et ragots de leur Surbiton natal! J'avais tissé un filet pour prendre des vautours et des faucons, et patatras! voilà que deux grosses perdrix venaient se jeter dedans!