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Survint ensuite un troisième personnage, un jeune homme à bicyclette, portant sur le dos un étui à crosses de golf. Il s'en alla vers la pelouse de tennis, où les joueurs l'accueillirent tumultueusement. De toute évidence ces derniers le blaguaient, et leur blague sonnait terriblement anglaise. Puis le gros homme, s'épongeant le front à l'aide d'un foulard de soie, déclara qu'il allait prendre un tub. Je l'entendis prononcer mot pour mot: «Je suis absolument en nage, Bob. Ça va diminuer mon poids et mon handicap. Vous verrez demain si je ne vous bats pas; je vous rends même un coup d'avance.» On trouverait difficilement expressions beaucoup plus anglaises.

Ils rentrèrent tous trois dans la maison, et je me sentais le dernier des idiots. Pour cette fois, j'avais «écorcé l'arbre qu'il ne fallait pas». Ces hommes jouaient peut-être la comédie; mais pour quel public? Ils ne savaient pas que j'étais à trente mètres d'eux, caché derrière un rhododendron. Il était réellement impossible de croire que ces trois joyeux compagnons fussent autre chose que ce qu'ils paraissaient être: c'est-à-dire trois banals Anglais, banlieusards, sportifs, ennuyeux, si l'on veut, mais abjectement innocents.

Et pourtant ils étaient trois; et l'un était vieux, l'autre gros, le troisième brun et maigre; et leur maison concordait avec les notes de Scudder; et à un demi-mille au large se balançait un yacht à vapeur avec à bord au moins un officier allemand. Je songeai à Karolidès assassiné, à l'Europe menacée du cataclysme, et à ceux que j'avais laissés dans Londres et qui attendaient anxieusement ce qui allait se passer d'ici quelques heures. On ne pouvait douter que l'enfer fût déchaîné quelque part. La Pierre-Noire avait gagné la partie, et si elle survivait à cette nuit de juin, elle placerait son gain en banque.

Il ne me restait plus qu'une chose à faire: marcher de l'avant, et à fond, comme si je ne doutais de rien, et au risque de me rendre ridicule. De ma vie, je n'ai entrepris une tâche avec plus de répugnance. J'aurais préféré, dans la disposition d'esprit où j'étais alors, entrer dans un repaire d'anarchistes tous browning au poing, ou combattre un lion furieux avec un pistolet à bouchon, plutôt que de pénétrer dans l'heureuse demeure de ces trois joyeux Anglais pour leur dire que rien n'allait plus. Quelles gorges chaudes on ferait de moi!

Mais soudain je me rappelai une chose que m'avait dite autrefois en Rhodésie le vieux Peter Pienaar. J'ai déjà cité Peter dans ce récit. C'était le meilleur éclaireur que j'aie jamais connu, et avant de se convertir à la respectabilité, il piétina bien souvent les plates-bandes de la loi, ce qui lui valut d'être recherché activement par les autorités. Examinant un jour avec moi le chapitre des déguisements, Peter me sortit une théorie qui me frappa. D'après lui, en dehors des certitudes absolues telles que les empreintes digitales, la simple apparence physique avait bien peu d'utilité pour l'identification dès que le fugitif savait réellement son affaire. Les cheveux teints et les fausses barbes le faisaient rire, ainsi que les autres puérilités du même genre. Une seule chose importait: l'»atmosphère», comme prononçait Peter.

Celui qui arrive à se situer dans un milieu absolument différent de celui qui l'entourait lorsqu'on le vit d'abord, et qui en outre – c'est le plus important – se met au diapason de ce milieu et se conduit comme s'il n'en était jamais sorti, celui-là est capable de dérouter les plus fins détectives. Et il vous racontait cette anecdote à l'appui: ayant un jour emprunté un habit noir, il alla à l'église et assista à l'office côte à côte avec l'homme qui le recherchait. Si ce dernier l'eût vu en honnête compagnie avant ce jour-là, il l'eût reconnu; mais il ne l'avait jamais vu que dans une taverne, occupé à moucher les lampes à coups de revolver.

Le souvenir des propos de Peter me donna le premier réconfort réel que j'eusse éprouvé de la journée. J'avais connu en Peter un vieil oiseau fort avisé, et par ailleurs les gars que je poursuivais étaient l'élite de la volière. Pourquoi ne joueraient-ils pas le jeu de Peter? Un sot s'efforce de paraître différent; un homme habile paraît lui-même tout en étant différent.

Peter avait encore une autre maxime, que j'utilisai dans mon rôle de cantonnier. «Si vous faites un personnage, vous ne serez jamais à sa hauteur tant que vous ne vous persuaderez pas que vous êtes ce personnage.» Le jeu de tennis s'expliquait peut-être ainsi. Ces gens n'avaient pas besoin de jouer la comédie: il leur suffisait de tourner la manette pour passer dans une autre vie, où ils évoluaient avec le même naturel que dans la première. Et Peter ne se lassait pas de répéter que c'était là le grand secret de tous les criminels fameux.

Comme 8 heures approchaient, j'allai retrouver Scaife pour lui donner ses instructions. Je convins avec lui de la façon de disposer ses hommes, et sortis ensuite faire un tour, car je ne me sentais aucun appétit. Je longeai le terrain de golf désert, puis gagnai un point de la falaise situé plus au nord derrière la rangée de villas. Sur les jolis petits chemins tout neufs je croisai des gens en villégiature qui revenaient du tennis ou de la plage, et un garde-côtes du poste de T. S. F., plus des baudets et leurs conducteurs qui rentraient chez eux. Au large, dans le crépuscule bleu, je vis des feux s'allumer sur l'Ariadne, et plus au sud sur le torpilleur; et au-delà du banc de Cock, les feux plus puissants des vapeurs qui se dirigeaient vers la Tamise. Tout ce spectacle était si paisible et si normal que ma confiance décroissait à chaque minute. Vers 9 heures et demie, je dus prendre mon courage à deux mains pour m'en aller vers Trafalgar Lodge.

Chemin faisant je repris confiance à la vue d'un lévrier qui marchait d'un pas élastique derrière une bonne d'enfant. Il me rappela un chien que je possédais en Rhodésie, et l'époque où je l'emmenais sur les monts Pali chasser le bouquetin de la variété grise. Or, un jour que nous en poursuivions un, nous le perdîmes subitement tous les deux. Un lévrier se fit à sa vue, et j'ai moi-même de bons yeux; mais ce bouquetin s'évanouit purement et simplement du paysage. Par la suite je me rendis compte de sa manœuvre. Sur la roche grise des kopjes il ne se détachait pas plus qu'un corbeau sur une nuée d'orage. Il n'eut pas besoin de courir: il lui suffit de rester immobile pour se confondre avec le terrain.

À peine ce souvenir m'eut-il traversé l'esprit que je l'appliquai au cas présent et tirai la conclusion. Les gens de la Pierre-Noire n'avaient pas besoin de fuir. Ils se résorbaient tranquillement dans le paysage. J'étais sur la bonne piste; et m'enfonçant cette vérité dans la tête, je me jurai de ne plus l'oublier. Le dernier mot restait à Peter Pienaar.

Les hommes de Scaife devaient être maintenant à leurs postes; mais on ne voyait âme qui vive. La maison se livrait comme une place publique aux regards des passants. Une barrière de trois pieds de haut la séparait du chemin de la falaise; toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes, et des lumières voilées, avec un murmure de voix, indiquaient où ses habitants achevaient de dîner. C'était réellement la maison de verre. Avec l'impression d'être le plus grand sot de la terre, j'ouvris le portail et sonnai.

Un homme dans mon genre, qui a parcouru le monde à la dure, s'entend très bien avec deux catégories de gens, que l'on peut nommer la supérieure et l'inférieure. Il les comprend, et eux le comprennent. Je me trouvais en pays de connaissance avec des paysans, des chemineaux et des cantonniers; j'étais également assez à l'aise avec des hommes comme sir Walter et ceux que j'avais rencontrés le soir précédent. J'en ignore la cause, mais c'est là un fait. Mais ce qu'un type de ma sorte ne comprend pas, c'est le monde béat et satisfait de la haute bourgeoisie, les gens qui habitent dans les villas et dans la banlieue. Il ignore leur façon de voir, il ne partage pas leurs préjugés, et il est aussi intimidé par eux que par un ours brun. Quand une pimpante soubrette vint m'ouvrir la porte, j'eus peine à recouvrer la parole.