– Eh bien! monsieur, dit poliment le vieillard, êtes-vous satisfait de votre examen?
Il me fut impossible d'articuler un mot.
– Vous reconnaîtrez, j'espère, qu'il est de votre devoir d'abandonner cette ridicule affaire. Je ne porte pas plainte, mais vous sentez bien quel ennui ce doit être pour des gens honorables.
Je fis un signe négatif.
– Pardieu! s'exclama le jeune homme. Voilà qui est par trop violent.
– Auriez-vous l'intention de nous emmener au poste? demanda le gros. Ce serait peut-être le meilleur moyen d'en finir, mais je suppose que le commissariat local ne vous satisferait pas. J'ai le droit de vous faire exhiber vos pouvoirs, mais je ne tiens pas à vous attirer des désagréments. Vous accomplissez votre devoir, après tout. Mais vous admettrez que c'est là une affreuse maladresse. Quelles sont vos intentions?
Il ne me restait plus qu'une alternative: ou bien appeler mes hommes pour les faire arrêter tous trois, ou bien reconnaître ma gaffe et vider les lieux. Je me sentis magnétisé par tout cet entourage, par l'innocence évidente – et non seulement par l'innocence, mais par l'étonnement et l'ennui ingénus qu'exprimaient ces trois honnêtes visages.
«Oh! Peter Pienaar!» me lamentai-je en moi-même.
Et pour un instant je fus sur le point de me traiter d'idiot et de leur présenter mes excuses.
– En attendant, je propose une partie de bridge, dit le gros. Cela donnera le temps de réfléchir à Mr Hannay. Vous savez d'ailleurs qu'il nous fallait un quatrième. Jouez-vous, monsieur?
J'acceptai comme s'il se fût agi d'une banale invitation au club. Tout cet ensemble m'avait magnétisé, je le répète. Nous passâmes dans le fumoir où une table de jeu était dressée, et l'on m'offrit à boire et à fumer. Je pris place à la table comme dans un songe. Par la fenêtre ouverte on voyait la lune baigner de sa lumière blonde les falaises et la mer. Les trois hommes avaient repris leur sang-froid, et causaient avec aisance, émaillant leur conversation de cet argot inévitable dans une maison de joueurs de golf. Je devais faire une drôle de tête, au milieu d'eux, avec mes sourcils froncés et mes regards errants.
Mon partenaire était le jeune homme brun. Je joue bien au bridge, d'habitude, mais ce soir-là je dus être absolument exécrable. Ils me sentaient dérouté, et cela leur inspirait une confiance toujours croissante. Je ne les perdais pas de vue, mais leurs traits ne m'apprenaient rien. Non seulement ils avaient l'air autres, mais ils étaient autres. Je me raccrochai en désespéré aux maximes de Peter Pienaar.
Ce fut un petit incident qui m'ouvrit les yeux.
Le vieillard alla pour prendre un cigare. Mais au lieu de le choisir tout de suite, il laissa retomber sa main, et s'adossa un instant à son fauteuil, tandis que ses doigts tambourinaient sur ses genoux.
Je lui avais vu faire ce même geste dans la ferme de la lande, alors que je me tenais devant lui avec, braqués sur moi, les revolvers de ses serviteurs.
C'était un rien, qui dura une seconde à peine, et il y avait mille chances contre une pour qu'il m'échappât, mais je le surpris, et en un clin d'œil l'atmosphère me parut s'éclaircir. Le brouillard qui enveloppait mon cerveau se dissipa, et ce fut en pleine et absolue certitude que je reconnus les trois hommes.
La pendule de la cheminée sonnait alors 10 heures.
Leurs visages me parurent se métamorphoser sous mes yeux et me révéler leurs secrets. Le jeune était l'assassin. Je discernais à présent une impitoyable cruauté là où je ne voyais tantôt que de la bonne humeur. C'était son poignard, je n'en doutais plus, qui avait cloué Scudder au parquet; c'était son pareil qui avait percé d'une balle Karolidès.
Les traits du gros homme me semblaient se dissocier et se reformer continuellement sous mes yeux. Il possédait, non pas un seul visage, mais bien cent masques divers qu'il revêtait à son gré. Ce garçon eût fait un acteur admirable. J'ignorais si oui ou non c'était lui le lord Alloa de la soirée précédente, mais peu m'importait. C'était lui, je le devinais, qui avait d'abord repéré Scudder, et laissé sa carte pour celui-ci. D'après Scudder, il zézayait, et j'imaginais sans peine combien cette affectation pouvait contribuer à le rendre effrayant.
Mais le vieux les dépassait de loin. Il était pur cerveau, et froid, impassible, mathématique, impitoyable comme un marteau-pilon. À présent que mes yeux s'étaient dessillés, je ne voyais plus en lui aucune affabilité. Sa mâchoire semblait avoir la trempe de l'acier, et ses yeux l'inhumaine phosphorescence des yeux d'oiseau.
Cependant je jouais toujours, et à chaque seconde une haine plus grande inondait mon cœur. Elle m'étouffait, et je n'arrivais plus à répondre à mon partenaire. Leur compagnie à tous me devenait de plus en plus intolérable…
– Hé là! Bob, voyez donc l'heure! dit le vieillard. Vous ferez bien de songer à prendre votre train. Bob doit aller en ville ce soir, ajouta-t-il, en s'adressant à moi.
Son ton était à présent d'une fausseté infernale.
Je consultai la pendule. Il était près de 10 heures et demie.
– Je regrette, mais il lui faut renoncer à ce voyage, déclarai-je.
– Oh zut! fit le jeune homme. Je croyais que vous aviez laissé tomber cette ineptie. Je suis réellement forcé de partir. Je vous laisserai mon adresse si vous voulez, avec les garanties que vous jugerez convenables.
– Non, il faut que vous restiez, répliquai-je.
Ils durent comprendre que la partie était perdue. Leur unique espoir était de me persuader que je me trompais grossièrement, et cet espoir leur échappait. Mais le vieillard prit de nouveau la parole.
– Je me porte caution pour mon neveu. Cela doit vous suffire, Mr Hannay.
C'était peut-être l'imagination, mais je crus remarquer de l'embarras dans la placidité de son ton.
Il y en avait certainement, car lorsque je le regardai ses paupières retombèrent avec cet encapuchonnement d'épervier que la crainte m'avait gravé dans la mémoire.
Je lançai un coup de sifflet.
Au même instant la lumière s'éteignit. Deux bras vigoureux m'enveloppèrent le torse, m'interceptant les poches où l'on porte d'habitude un revolver.
– Schnell, Franz! Das Boot, das Boot! cria une voix, tandis que je voyais deux de mes gens apparaître sur la pelouse illuminée.
Le jeune homme brun s'élança, et sautant par la fenêtre, il franchit la clôture basse avant qu'une main pût le saisir. J'agrippai le vieux, et la pièce se remplit de personnages. Je vis empoigner le gros, mais je ne m'occupais que du dehors, où Franz galopait vers l'entrée de l'escalier de la plage. Un homme le poursuivit, mais sans succès. La porte de l'escalier se referma derrière le fugitif, et je restai béant, toujours serrant la gorge du vieux à peu près la durée nécessaire à effectuer la descente des marches jusqu'à la mer.
Soudain mon prisonnier m'échappa et s'élança vers le mur. Il se fit un déclic, comme d'une manette rabattue. Puis retentit un grondement lointain, bien au-dessous du niveau du sol, et par la fenêtre je vis un nuage de craie pulvérisée jaillir à l'entrée de l'escalier.