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J'avais entièrement perdu le compte des jours. Le dimanche! telle était donc l'explication de cette grande tenue insolite.

La tête me tournait si violemment que je ne pus former de réponse cohérente. Mais il me reconnut, et vit que j'étais malade.

– Avez-vous rapporté mes bésicles? demanda-t-il.

Je les tirai de la poche de mon pantalon et les lui tendis.

– Vous venez sans doute pour votre jaquette et votre gilet? Entrez toujours… Fichtre, camarade, vous avez l'air rudement démoli. Tenez-vous un peu, que je vous apporte une chaise.

Je compris que j'en étais pour un accès de paludisme. Il me restait de vieilles fièvres dans le sang, et la nuit d'humidité venait de les faire sortir; de plus, mon épaule et les effets des gaz se coalisaient pour m'aplatir tout à fait. Sans me laisser le temps de me reconnaître, Mr Turnbull m'aida à me déshabiller, et me mit au lit dans l'une des deux armoires qui garnissaient les murs de la cuisine.

Il ne vous abandonnait pas dans le besoin, ce vieux cantonnier. Sa femme était morte des années auparavant, et depuis le mariage de sa fille il vivait seul. Pendant près de dix jours, il me donna tous les soins rudimentaires que réclamait mon état. Il ne me fallait qu'être laissé en paix tant que la fièvre suivait son cours, et, lorsque ma peau reprit sa température normale, je m'aperçus que l'accès avait à peu près guéri mon épaule. Mais il fut assez grave, et tout en quittant le lit au bout de cinq jours, il me fallut encore du temps pour me remettre d'aplomb.

Il partait chaque matin, me laissant du lait pour la journée, et fermant à clef la porte derrière lui; et à la brune il revenait s'asseoir silencieux au coin de l'âtre. Pas une âme n'approcha de la maison. Quand je me trouvai mieux, il ne m'importuna pas de questions. À plusieurs reprises il me procura un Scotsman vieux de deux jours, et je remarquai que l'intérêt soulevé par l'assassinat de Portland Place était épuisé. On n'en parlait plus, et il n'était guère question que d'une certaine Assemblée générale – une sorte de farce ecclésiastique, à ce que je compris.

Un jour, il tira ma ceinture d'un tiroir fermé à clef.

– Il y a joliment de la galette là-dedans, me dit-il. Vous feriez bien de compter pour voir si tout y est.

Il ne s'informa même pas de mon nom. Je lui demandai si personne n'était venu prendre des informations à la suite de mon accès de travaux routiers.

– Si fait, un homme en automobile. Il voulait savoir qui avait pris ma place ce jour-là, et je lui ai répondu qu'il était maboul. Mais comme il ne me lâchait pas, je lui ai dit finalement qu'il parlait sans doute de mon beau-frère de Cleuch, qui des fois me donne un coup de main. Il avait l'air d'un homme du Sud, et je ne comprenais pas la moitié de son parler anglais.

Je devins très impatient, ces derniers jours, et je ne me sentis pas plus tôt d'aplomb que je décidai de partir. On était alors au 12 juin, et comme si la chance me favorisait, un bouvier passa ce matin-là, menant des bêtes à Moffat. C'était un nommé Hislop, un ami de Turnbulclass="underline" il entra pour déjeuner avec nous et m'offrit de m'emmener avec lui.

Je forçai Turnbull à accepter cinq livres pour ma pension, mais ce ne fut pas sans peine. Il n'y eut jamais être plus indépendant. Il devint positivement grossier quand je le pressai, et tout rouge et bourru il prit à la fin mon argent sans dire merci. Lorsque je lui parlai de ce que je lui devais, il grommela confusément qu'«une bonne manière en valait une autre». On eût cru, à nous voir nous séparer, que nous nous quittions fâchés.

Hislop était une joyeuse créature, qui bavarda tout le long de la montée et jusque dans le val ensoleillé d'Annan. Je lui parlai des marchés du Galloway, et du prix des moutons, et il resta persuadé que j'étais un berger de par là-bas. Mon plaid et mon vieux chapeau, comme je l'ai dit, me donnaient l'air d'un vrai Écossais de théâtre. Mais c'est une corvée singulièrement lente que de conduire du bétail, et nous mîmes presque une journée à parcourir une douzaine de milles.

Si j'avais eu l'esprit moins inquiet, j'aurais goûté ces heures-là. Il faisait un azur éclatant, le paysage se modifiait constamment, avec ses collines rousses et ses lointaines prairies vertes, et il s'élevait un concert perpétuel de rossignols, de courlis et d'eaux courantes. Mais je ne me souciais guère de l'été imminent, et moins encore de la conversation d'Hislop, car l'approche du fatidique 15 juin m'accablait sous les difficultés de mon entreprise désespérée.

Je dînai dans un modeste cabaret de Moffat, et fis à pied les deux derniers milles jusqu'à la bifurcation de la grande ligne. L'express de nuit pour le sud ne devait passer que vers minuit, et pour tuer le temps je montai sur le versant de la hauteur, où, fatigué de la marche, je m'endormis. Je faillis dormir trop longtemps: je dus courir à la station et j'attrapai le train deux minutes avant son départ. Le contact des dures banquettes de troisième et l'odeur du tabac grossier me réjouirent étonnamment. Et puis, je me sentais enfin prêt à en venir aux prises avec ma tâche.

Je fus débarqué à Crewe en pleine nuit, et il me fallut attendre jusqu'à 6 heures un train pour Birmingham. Dans l'après-midi, j'arrivai à Reading, et me transférai dans un train vicinal qui serpentait parmi les bas-fonds du Berkshire. Je me trouvai alors dans une grasse contrée de prairies submergées et de lentes rivières envahies de roseaux. Vers 8 heures du soir, un individu éreinté et sali par le voyage – un hybride entre le valet de ferme et le vétérinaire – avec un plaid à carreaux noirs et blancs sur le bras (car je n'osais le porter au sud de la frontière écossaise) descendit à la petite station d'Artinswell. Il y avait du monde sur le quai; et je préférai attendre d'être sorti de là pour demander mon chemin.

La route traversait d'abord un bois de grands hêtres, puis longeait une vallée peu profonde, d'où l'on voyait de verts sommets de dunes par-dessus les arbres lointains. Au sortir de l'Écosse, l'air semblait lourd et fade, mais infiniment doux, car les tilleuls, les marronniers et les lilas formaient des berceaux de fleurs. J'arrivai bientôt à un pont au-dessous duquel un cours d'eau limpide et lente coulait entre des parterres neigeux de renoncules aquatiques. Un peu plus haut il y avait un moulin; et son déversoir faisait dans l'ombre odorante un bruit agréablement frais. Ce paysage, en somme, m'apaisa et me tranquillisa. Je me mis à siffler en considérant les vertes profondeurs, et l'air qui me vint aux lèvres fut «Annie Laurie».

Un pêcheur remontait du bord de l'eau, et en approchant de moi lui aussi commença de siffler. Mon air devait être communicatif, car il suivit mon exemple. C'était un homme robuste, en vieux complet de flanelle peu propre, avec une musette de toile en bandoulière. Il m'adressa un signe de tête; et je crois bien n'avoir jamais vu figure plus fine et plus avenante. Il appuya contre le pont sa mince canne à pêche de dix pieds et regarda l'eau avec moi.

– Elle est limpide, hein? fit-il aimablement. Regardez-moi ce gros là-bas. Il pèse quatre livres comme une once. Mais le bon moment du soir est passé et il n'y a plus moyen de les crocher.