– Alors nous devons nous attacher aux pas du Français jusqu'à son retour chez lui, répliquai-je. S'ils croyaient pouvoir obtenir l'information à Paris, c'est là qu'ils essaieraient. Autrement dit, ils ont préparé à Londres quelque dessein machiavélique, dont ils escomptent le succès.
– Royer dîne avec mon chef, après quoi il vient chez moi, où quatre personnes le verront: Whittaker de l'amirauté, moi-même, sir Arthur Drew, et le général Winstanley. Le Premier Lord, un peu souffrant, est parti à Sherringham. Chez moi, Royer recevra de Whittaker un certain document, après quoi il sera transporté en auto à Portsmouth, d'où un torpilleur l'emmènera au Havre. Son voyage est trop sérieux pour user du paquebot ordinaire. On ne le perdra pas de vue un seul instant jusqu'à ce qu'il soit rendu sain et sauf sur la terre de France. De même pour Whittaker jusqu'à sa rencontre avec Royer. C'est tout ce que nous pouvons faire de mieux, et je ne vois pas la moindre anicroche possible. Mais je n'en avoue pas moins que je ne suis aucunement rassuré. Cet assassinat de Karolidès va faire un bruit de tous les diables dans les chancelleries d'Europe.
Après le déjeuner, il me demanda si je savais conduire une auto.
– Eh bien! vous me servirez de chauffeur pour aujourd'hui et vous porterez la livrée de Hudson. Vous avez à peu près sa taille. Vous êtes intéressé dans cette affaire et nous ne devons rien laisser au hasard. Nos adversaires sont des hommes résolus à tout, qui ne respecteraient pas la retraite campagnarde d'un homme d'État surmené.
Lors de mon arrivée à Londres, j'avais acheté une auto, et je m'étais amusé à parcourir le sud de l'Angleterre, de sorte que je connaissais un peu la géographie du pays. J'emmenai sir Walter à la ville par la route de Bath et marchai bon train. C'était une matinée de juin, tiède et sans un souffle, qui promettait de s'alourdir par la suite, mais en attendant il faisait délicieux à rouler par les petites villes aux rues arrosées de frais, et le long des jardins de la vallée de la Tamise. Je débarquai sir Walter à son hôtel de Queen Anne's Gâte à 11 heures et demie précises. Le majordome suivait par le train avec le bagage.
Son premier soin fut de me conduire à Scotland Yard. Un correct gentleman à figure rase de notaire nous y reçut.
– Je vous amène l'assassin de Portland Place.
Telle fut la présentation de sir Walter.
On lui répondit par un sourire oblique.
– Le cadeau eût naguère été le bienvenu, Bullivant. Car c'est là, je suppose, ce Mr Richard Hannay qui pendant quelques jours a si fort intéressé mon service?
– Mr Hannay l'intéressera encore. Il a beaucoup à vous raconter, mais pas aujourd'hui. Pour des raisons majeures, son histoire doit attendre encore vingt-quatre heures. Alors, je vous le garantis, elle vous intéressera et même vous édifiera. Je tiens à ce que vous affirmiez à Mr Hannay qu'il n'a plus à craindre aucune tracasserie.
Cette assurance me fut donnée aussitôt.
– Vous pouvez aller où bon vous semblera, me dit-on. Votre appartement, que vous ne désirez peut-être plus occuper, vous attend, gardé par votre domestique. Comme on ne vous a jamais inculpé officiellement, nous pensions qu'il n'y avait pas lieu à réhabilitation publique. Mais sur ce point, bien entendu, vous ferez comme bon vous semblera.
– Nous aurons peut-être encore besoin de votre aide, Macgillivray, dit sir Walter quand nous prîmes congé.
Après quoi il me rendit ma liberté.
– Venez me revoir demain, Hannay. Je n'ai pas besoin de vous recommander de vous tenir parfaitement coi. À votre place, j'irais me coucher, d'autant que vous devez avoir des arriérés de sommeil à liquider. Vous ferez mieux de ne pas vous montrer, car si l'un de vos bons amis de la Pierre-Noire vous voyait, cela pourrait vous attirer des désagréments.
Je me sentis singulièrement désemparé. Au début, je trouvai fort agréable d'être à nouveau un homme libre, et de pouvoir aller où je voulais sans crainte aucune. Cet unique mois passé au ban de la société m'avait amplement suffi. J'allai au Savoy, et m'y commandai un déjeuner des plus soignés, après quoi je fumai le meilleur cigare qu'on trouvât dans l'établissement. Mais mon inquiétude persistait. Lorsque je me voyais regardé par quelqu'un du restaurant, je me figurais qu'il pensait à l'assassinat.
Je pris ensuite un taxi et me fis conduire à plusieurs milles dans le nord de Londres. Je revins à pied entre des champs et des rangées de villas et de terrasses, auxquelles succédèrent des bouges et des rues sordides. Ce retour ne me prit guère moins de deux heures. Cependant mon inquiétude ne faisait qu'empirer. Je sentais que de graves, de formidables événements étaient sur le point de s'accomplir, et moi, moi la cheville ouvrière de toute l'affaire, je m'en trouvais exclu. Royer allait débarquer à Douvres, sir Walter allait faire des projets avec les quelques personnes d'Angleterre qui étaient dans le secret, et quelque part dans l'ombre la Pierre-Noire travaillerait. J'éprouvais le sentiment du danger et de la catastrophe imminente, et j'avais la singulière persuasion que moi seul je pouvais la conjurer, que moi seul je pouvais lutter. Mais j'étais hors du jeu à présent. Et quoi de plus naturel? Il n'y avait nulle apparence que des ministres de cabinet, des lords de l'amirauté et des généraux iraient m'admettre dans leurs conseils.
J'en vins bientôt à désirer la rencontre de l'un de mes trois ennemis. Il s'ensuivrait des résultats. J'éprouvais un désir immodéré d'avoir avec ces messieurs une explication, au cours de laquelle je pourrais cogner et démolir quelqu'un. J'en arrivai bientôt à être d'une humeur exécrable.
Je n'éprouvais aucune envie de retourner à mon appartement. Il faudrait bien en arriver là un jour ou l'autre, mais comme il me restait encore assez d'argent, je résolus de remettre la chose au lendemain matin et d'aller coucher à l'hôtel.
Mon irritation persista durant tout le dîner, que je pris dans un restaurant de Jermyn Street. Je n'avais plus faim, et je laissai passer plusieurs plats sans y toucher. Je bus presque toute une bouteille de bourgogne, sans qu'elle parvînt à me dérider. Une agitation abominable s'était emparée de moi. J'avais beau n'être qu'un garçon comme tout le monde, sans talents particuliers, je n'en restais pas moins convaincu que l'on avait besoin de moi pour aider à terminer cette affaire – que sans moi tout irait à vau-l'eau. Je me répétais que c'était là une sotte outrecuidance, que trois ou quatre des plus habiles personnages qui fussent, et disposant de toutes les ressources de l'Empire britannique, s'occupaient de l'affaire. Je n'arrivais pas à me persuader. Il me semblait qu'une voix me parlât à l'oreille, ne cessant de m'exhorter à agir, faute de quoi je m'en repentirais à tout jamais.
En fin de compte, vers 9 heures et demie, je résolus d'aller à Queen Anne's Gate. Fort probablement je ne serais pas reçu, mais cela me mettrait la conscience en repos, d'essayer.
Je descendis Jermyn Street. Au coin de Duke Street je croisai une troupe de jeunes hommes en habit de soirée qui sortaient de dîner et se rendaient au music-hall. Parmi eux se trouvait Mr Marmaduke Jopley.
À ma vue, il s'arrêta court.