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– Je vous présente Mr Hannay, dont je vous ai parlé, dit-il à la ronde, en manière d'excuse. Il me semble, Mr Hannay, que votre visite est intempestive.

Je recouvrais peu à peu mon sang-froid.

– Cela reste à voir, monsieur, répliquai-je; mais je crois plutôt qu'elle arrive juste à point. Pour l'amour de Dieu, messieurs, dites-moi qui vient de sortir d'ici à la minute?

– Lord Alloa, dit sir Walter, rougissant de colère.

– Ce n'était pas lui! m'écriai-je; c'était sa vivante image, mais ce n'était pas lord Alloa! c'était quelqu'un qui m'a reconnu, quelqu'un que j'ai vu le mois dernier. Il venait à peine de franchir le seuil que j'ai téléphoné à l'hôtel de lord Alloa: on m'a répondu qu'il était rentré depuis une demi-heure, pour se mettre au lit aussitôt.

– Mais qui… qui…, haleta quelqu'un.

– La Pierre-Noire! m'écriai-je.

Et je me laissai tomber dans le fauteuil vacant depuis si peu de temps, au milieu de cinq personnages entièrement bouleversés.

9 Les trente-neuf marches

– C'est absurde! déclara le chef de l'amirauté.

Sir Walter se leva et quitta la pièce, nous laissant pensifs et les yeux baissés. Il revint au bout de dix minutes, la mine allongée.

– J'ai causé avec Alloa, dit-il. Je l'ai fait tirer de son lit – non sans difficulté. Il est rentré directement après le dîner chez Mulross.

– Mais c'est de la folie! interrompit le général Winstanley. Vous voudriez me faire croire que cet homme a pu venir ici et rester là à côté de moi pendant toute une demi-heure sans que je m'aperçoive de la substitution? Il faut qu'Alloa ait perdu la tête.

– Ne voyez-vous pas de quelle habileté ils ont fait preuve? dis-je. Vous étiez trop préoccupés d'autre chose pour voir clair. L'identité de lord Alloa allait de soi. S'il se fût agi de quelqu'un d'autre, vous l'auriez peut-être regardé plus attentivement, mais sa présence à lui était toute naturelle, et cela vous a fermé les yeux.

Mais alors le Français parla, très posément, et en bon anglais.

– Ce jeune homme a raison. Sa psychologie est juste. Nos ennemis n'ont pas été si bêtes!

Il pencha sur l'assistance son front méditatif.

– Je vais vous conter une histoire, fit-il. Elle m'est arrivée il y a longtemps, au Sénégal. J'étais cantonné dans un poste perdu, et pour me distraire j'avais pris l'habitude de pêcher dans la rivière où abondaient de gros barbeaux. Une petite jument arabe – appartenant à cette race, originaire des dunes salines, que l'on trouvait naguère à Tombouctou – portait de coutume mon panier à provisions. Or, un matin où je faisais bonne pêche, la jument se montra singulièrement agitée. Je l'entendis hennir, se plaindre et frapper du pied, et je la calmai de la voix, tout en m'occupant du poisson. Je ne cessais pas de la voir du coin de l'œil, croyais-je, attachée à un arbre distant de vingt mètres… Au bout de deux heures, l'envie me vint de manger un morceau. Je rassemblai mon poisson dans un sac de toile goudronnée et descendis vers ma jument le long de la berge, en traînant ma ligne. Arrivé auprès d'elle, je lui jetai sur le dos le sac…

Il s'interrompit et nous regarda.

– Ce fut l'odeur qui me donna l'éveil. Je tournai la tête et vis à trois pas de moi un lion qui me considérait… Un vieux mangeur d'hommes, la terreur du village… Il ne restait plus de la jument qu'un amas sanglant d'os et de peau, caché derrière lui…

– Comment cela finit-il? demandai-je, car j'étais assez chasseur pour reconnaître une histoire authentique.

– Je lui fourrai ma canne à pêche dans la gueule, et j'avais un revolver. Puis mes serviteurs arrivaient justement avec des fusils. Mais il m'a laissé sa marque.

Et il nous montra sa main où manquaient trois doigts.

– Réfléchissez, dit-il. La jument était morte depuis plus d'une heure, et le fauve n'avait cessé de me surveiller depuis. J'ignorai le meurtre parce que j'étais habitué à l'agitation de ma bête, et je ne remarquai pas son absence, parce que je la percevais simplement comme une tache rousse, et le lion en tenait lieu. Eh bien! messieurs, s'il me fut possible de me leurrer de la sorte, dans un pays où l'on a les sens aux aguets, pourquoi voudriez-vous que nous, citadins préoccupés d'affaires, ne nous trompions pas également?

Sir Walter acquiesça. Nul ne songeait à le contredire.

– Mais je ne comprends pas, reprit Winstanley. Leur but était d'obtenir ces renseignements à notre insu. Or il suffisait pour découvrir la supercherie que l'un de nous rappelât notre rencontre de ce soir à Alloa.

Sir Walter eut un rire bref.

– Ce choix d'Alloa prouve leur intelligence. Lequel d'entre nous fût allé lui reparler de ce soir? Ou lui serait-il arrivé, à lui, d'entamer ce sujet?

Et en effet le Premier Lord de la Mer était bien connu pour sa taciturnité et son humeur peu endurante.

– Resterait à savoir, dit le général, quel avantage sa visite ici va procurer à cet espion? Il n'a pu retenir de mémoire plusieurs pages de chiffres et de noms étrangers.

– Ce n'est pas difficile, répliqua le Français. Un bon espion doit s'exercer à posséder une mémoire photographique. À l'instar de votre Macaulay. Remarquez qu'il n'a rien dit, mais qu'il a parcouru ces papiers à diverses reprises. Nous devons, je crois, admettre qu'il en a emporté tout le détail imprimé dans son souvenir. Quand j'étais plus jeune, j'étais capable de ce petit tour de force.

– Dans ce cas il ne nous reste plus qu'une chose à faire, c'est de changer nos dispositions, dit avec tristesse sir Walter.

Whittaker semblait fort ennuyé.

– Avez-vous raconté à lord Alloa ce qui s'est passé? demanda-t-il. Non? Eh bien! je ne puis l'affirmer en toute certitude, mais je crains fort que pour faire des changements sérieux il ne nous faille modifier la géographie de l'Angleterre.

– Je dois vous dire autre chose, ajouta Royer. J'ai parlé librement lorsque cet homme était ici. J'ai laissé échapper quelques mots sur les dispositions militaires de mon gouvernement. J'avais l'autorisation de le faire. Mais cette information est d'un prix inestimable pour nos adversaires. Non, mes amis, je ne vois qu'un moyen. L'homme qui est venu ici doit, ainsi que ses confédérés, être pris, et pris sans retard.

– Bon Dieu! m'écriai-je, mais nous n'avons pas l'ombre d'un indice.

– En outre, fit Whittaker, il y a la poste. À l'heure qu'il est, la nouvelle est peut-être en route.

– Non, répliqua le Français. Vous ne connaissez pas la manière de faire d'un espion. Il reçoit sa récompense en personne, et il remet en personne ses renseignements. Nous autres, en France, nous ne connaissons que trop cette espèce. Il nous reste une chance, mes amis. Ces individus doivent passer la mer: que l'on fouille les navires et que l'on surveille les ports. Croyez-moi, c'est un cas des plus graves, tant pour la France que pour l'Angleterre.

Le bon sens parfait de Royer nous réconforta. Il représentait l'homme d'action parmi des indécis. Mais je ne voyais d'espoir d'aucun côté. Comment pouvions-nous, parmi les cinquante millions d'habitants de ces îles, et en douze heures, mettre la main sur les plus habiles canailles de l'Europe?