Tout à coup il me vint une idée.
– Où est le calepin de Scudder? lançai-je à sir Walter. Vite, donnez-le; je me rappelle qu'il y a quelque chose dedans.
Il ouvrit un pupitre fermé à clef et me passa le calepin.
Je trouvai l'endroit, et lus:
– «Trente-neuf marches.» Et encore une fois: «Trente-neuf marches – je les ai comptées. – Haute mer à 22 h 17.»
L'homme de l'amirauté me regardait comme s'il m'eût cru fou.
– Ne comprenez-vous pas que c'est un indice? m'écriai-je. Scudder connaissait le repaire de ces gens… Il a gardé pour lui le nom de l'endroit, mais il savait par où ils devaient quitter le pays. C'est demain leur jour, et c'est un endroit où la mer est haute à 22 heures 17.
– Ils sont peut-être partis ce soir, dit quelqu'un.
– Sûrement non. Ils n'iraient pas se presser, quand ils ont leur bon petit moyen secret. Je connais les Allemands. Ils sont entichés de travailler d'après un plan. Où diable puis-je me procurer un annuaire des marées?
Whittaker reprit courage.
– C'est un moyen, fit-il. Allons-nous-en jusqu'à l'Amirauté. Nous montâmes dans deux des autos qui attendaient – à l'exception de sir Walter, qui se rendit à Scotland Yard pour «mobiliser Macgillivray», comme il dit.
Après avoir parcouru d'interminables corridors et des pièces nues où s'affairaient les femmes de ménage, nous arrivâmes enfin à une petite salle garnie de livres et de cartes. On dénicha le préposé, qui tira aussitôt de la bibliothèque l'Annuaire officiel des marées. Je m'installai au pupitre, entouré de mes compagnons debout, car j'avais en quelque sorte pris le commandement de l'expédition.
Rien à faire. Il y avait des centaines de rubriques, et autant que je pus voir, 22 heures 17 s'appliquait à cinquante endroits. Il nous fallait trouver un moyen de rétrécir le champ de nos investigations.
Je me pris la tête à deux mains pour réfléchir. Il devait y avoir un moyen de déchiffrer cette énigme. Que voulait dire Scudder avec ses trente-neuf marches? Je pensai à des marches de quai; mais s'il s'était agi de cela, il n'eût pas mentionné leur nombre. Il devait s'agir d'un endroit comportant plusieurs escaliers, dont l'un se distinguait des autres par le fait de posséder trente-neuf marches.
Tout à coup il me vint une idée, et je me mis à rechercher tous les départs de paquebots. Aucun ne partait à 22 heures 17.
Quelle importance avait la marée haute? S'il s'agissait d'un port, ce devait être un petit port, où l'on attendait la marée, ou bien il s'agissait d'un navire à gros tirant d'eau. Mais aucun vapeur de service régulier ne partait à cette heure-là, et d'ailleurs je ne pouvais m'imaginer qu'ils iraient voyager par un grand navire quittant un port régulier. Donc il s'agissait d'un petit port où la marée prenait de l'importance, ou même il n'y avait pas de port du tout.
Mais dans le cas d'un petit port, je ne voyais pas ce que les marches signifiaient. Aucun port à ma connaissance ne présentait une série d'escaliers. Ce devait être plutôt un endroit que caractérisait un escalier déterminé, et où la mer était pleine à 22 heures 17. En somme je conjecturai que l'endroit devait se trouver sur une côte sans abri. Mais les escaliers continuaient à m'embarrasser.
Je revins ensuite à des considérations plus générales. Par où y avait-il chance qu'un homme partît pour l'Allemagne, un homme pressé, désirant faire une traversée rapide et secrète? Assurément pas d'aucun des grands ports. Non plus que des côtes de la Manche, de l'Ouest ou de l'Écosse, étant donné que cet homme partait de Londres. Je mesurai les distances sur la carte, et m'efforçai de me mettre dans la peau de mon adversaire. À sa place je gagnerais Ostende, Anvers ou Rotterdam, et je partirais de quelque part sur la côte Est, entre Cromer et Douvres.
Toutes ces conjectures demeuraient très vagues, et je ne prétends pas qu'elles fussent ingénieuses ni scientifiques. Je n'avais rien d'un Sherlock Holmes. Mais je me suis toujours reconnu une sorte d'instinct, dans les matières de ce genre. Je ne sais si je me fais comprendre, mais je m'efforçais de tirer de ma raison tout ce qu'elle pouvait fournir, et une fois qu'elle se butait à une impasse, je m'en remettais à l'instinct, et mes divinations se trouvaient d'ordinaire correctes.
Je consignai donc toutes mes déductions sur une feuille du papier de l'amirauté. Je les libellai comme suit:
ENTIÈRES CERTITUDES
(1) Endroit où existent plusieurs escaliers; celui en question se distingue par le fait qu'il a trente-neuf marches.
(2) Marée haute à 22 h 17. Appareillage uniquement possible à marée haute.
(3) Les marches ne sont pas des marches de quai: l'endroit n'est donc probablement pas un port.
(4) Pas de paquebot de nuit régulier à 22 h 17. Le moyen de transport doit être un caboteur (peu probable), un yacht, ou un bateau de pêche. Mon raisonnement n'allait pas plus loin. Je dressai une autre liste, que j'intitulai «Conjectures», mais je lui attribuais la même certitude qu'à l'autre.
CONJECTURES
(1) L'endroit n'est pas un port, mais une côte ouverte.
(2) Bateau petit – lougre, yacht, ou canot à moteur.
(3) L'endroit, quelque part sur la côte, est entre Cromer et Douvres.
Il m'apparut peu banal de trôner devant ce bureau, sous les yeux d'un ministre, d'un maréchal de l'armée britannique, de deux hauts dignitaires du gouvernement, et d'un général français, cependant que du griffonnage d'un défunt je m'efforçais d'extraire un secret qui était pour nous une question de vie ou de mort.
Sir Walter nous avait rejoints, et Macgillivray ne tarda pas à le suivre. Il venait d'envoyer des ordres pour faire rechercher, dans les ports et les gares, les trois hommes dont j'avais donné le signalement à sir Walter. Pas plus que les autres, toutefois, il ne croyait que cela dût servir à grand-chose.
– Voici tout ce que je peux y voir, dis-je. Il nous faut découvrir un lieu où plusieurs escaliers descendent au rivage, l'un de ces escaliers possédant trente-neuf marches. Ce lieu me paraît situé sur une côte ouverte, aux falaises assez élevées, quelque part entre le Walsh et la Manche. De plus en cet endroit la mer est haute demain soir à 22 heures 17.
Puis une idée me vint. J'ajoutai:
– N'y a-t-il pas un inspecteur des garde-côtes ou quelqu'un du même genre qui connaisse la côte Est?
Whittaker en savait un, qui habitait à Clapham. Il partit en auto le chercher, et nous restâmes dans la petite salle à l'attendre, en causant de choses et autres. J'allumai une pipe et repassai toute l'affaire au point de m'endolorir les méninges.
Vers 1 heure du matin, l'homme des garde-côtes arriva. C'était un beau vieillard, qui ressemblait à un officier de marine, et qui montrait pour nous tous un respect excessif. Je laissai le ministre de la guerre l'interroger lui-même, car je sentais qu'il me trouverait bien osé de parler le premier.