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– D'où tenez-vous cette histoire? lui demandai-je.

– J'en eus le premier soupçon dans une auberge de l'Achensee, dans le Tyrol. Cela me mit en éveil, et je recueillis mes autres documents dans un magasin de fourrures du quartier galicien à Bude, puis au cercle des Étrangers de Vienne, et dans une petite librairie voisine de la Racknitzstrasse, à Leipzig. Je complétai mes preuves il y a dix jours, à Paris. Je ne puis vous les exposer en détail à présent, car ce serait trop long. Lorsque ma conviction fut faite, je jugeai de mon devoir de disparaître, et je regagnai cette cité par un détour invraisemblable. Je quittai Paris jeune franco-américain à la mode, et je m'embarquai diamantaire juif à Hambourg. En Norvège, je fus un Anglais amateur d'Ibsen réunissant des matériaux pour ses conférences, mais au départ de Bergen j'étais un voyageur en cinéma spécialisé dans les films de ski. Et j'arrivai ici de Leith avec, dans ma poche, quantité d'offres de pâte à papier destinées aux journaux de Londres. Jusqu'à hier je crus avoir suffisamment brouillé ma piste, et j'en étais bien aise. Mais…

Ce souvenir parut le bouleverser, et il engloutit une nouvelle rasade de whisky.

– Mais je vis un homme posté dans la rue en face de cet immeuble. Je restais d'ordinaire enfermé chez moi toute la journée, ne sortant qu'une heure ou deux après la tombée de la nuit. Je le surveillai un bout de temps par ma fenêtre, et je crus le reconnaître… Il entra et parla au portier… En revenant de promenade hier soir je trouvai une carte dans ma boîte aux lettres. Elle portait le nom de l'homme que je souhaite le moins rencontrer sur la terre.

Le regard que je surpris dans les yeux de mon interlocuteur, le réel effroi peint sur ses traits, achevèrent de me convaincre. Je haussai la voix d'un ton pour lui demander ce qu'il fit ensuite.

– Je compris que j'étais emboîté aussi net qu'un hareng mariné, et qu'il me restait un seul moyen d'en sortir. Je n'avais plus qu'à décéder. Si mes persécuteurs me croyaient mort, leur vigilance se rendormirait.

– Et comment avez-vous fait?

– Je racontai à l'homme qui me sert de valet que je me sentais au plus mal, et je m'efforçai de prendre un air d'enterrement. J'y arrivai sans peine, car je ne suis pas mauvais comédien. Puis je me procurai un cadavre – il y a toujours moyen de se procurer un cadavre à Londres quand on sait où s'adresser. Je le ramenai dans une malle sur un fiacre à galerie, et je fus obligé de me faire soutenir pour remonter jusqu'à mon étage. Il me fallait, voyez-vous, accumuler des témoignages en vue de l'enquête. Je me mis au lit et ordonnai à mon serviteur de me confectionner une boisson soporifique, après quoi je le renvoyai. Il voulait aller chercher un docteur, mais je sacrai un brin, disant que je ne pouvais souffrir les drogues. Le mort était de ma taille, et comme je l'estimai défunt par suite d'excès alcooliques, je disposai çà et là des bouteilles bien en vue. La mâchoire était le point faible de la ressemblance, mais je la lui fis sauter d'un coup de revolver. Il se trouvera je suppose demain quelqu'un pour jurer avoir entendu la détonation, mais il n'y a pas de voisin à mon étage, et je crus pouvoir risquer la chose. Je laissai donc le corps dans mon lit, vêtu de mon pyjama, avec un revolver à l'abandon sur les couvertures et un désordre considérable à l'entour. Puis je revêtis un complet que je tenais en réserve à toute occurrence. Je n'osai pas me raser, crainte de laisser un indice, et d'ailleurs il était complètement inutile pour moi de songer à gagner la rue. J'avais beaucoup pensé à vous depuis le matin, et je ne voyais rien d'autre à faire que de m'adresser à vous. De ma fenêtre je guettai votre retour, puis descendis l'escalier à votre rencontre… Et maintenant, monsieur, vous en savez à peu près autant que moi sur cette affaire.

Il s'assit en clignotant comme une chouette, trépidant de nervosité et néanmoins résolu à fond. J'étais à cette heure entièrement persuadé de sa franchise envers moi. Bien que son récit fût de la plus haute invraisemblance, j'avais maintes fois déjà entendu raconter des choses baroques dont j'apprenais plus tard l'authenticité, et je m'étais fait une règle de juger le narrateur plutôt que son histoire. S'il eût prétendu élire domicile dans mon appartement à cette fin de me couper la gorge, il aurait inventé un conte moins dur à avaler.

– Passez-moi votre clef, lui dis-je, que j'aille jeter un coup d'œil sur le cadavre. Excusez ma méfiance, mais je tiens à vérifier un peu si possible.

Il secoua la tête d'un air désolé.

– Je pensais bien que vous me la demanderiez; mais je ne l'ai pas prise. Elle est restée après ma chaîne, sur la table de toilette. Il me fallait l'abandonner, car je ne pouvais laisser aucun indice propre à exciter des soupçons. Les seigneurs qui m'en veulent sont des citoyens bigrement éveillés. Vous devez me croire de confiance pour cette nuit, et demain vous aurez bien suffisamment la preuve de l'histoire du cadavre.

Je réfléchis quelques instants.

– Soit. Je vous fais confiance pour la nuit. Je vais vous enfermer dans cette pièce et emporter la clef… Un dernier mot, Mr Scudder. Je crois en votre loyauté, mais pour le cas contraire, je dois vous prévenir que je sais manier un pistolet.

– Bien sûr, fit-il, en se dressant avec une certaine vivacité. Je n'ai pas l'avantage de vous connaître de nom, monsieur, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes un homme chic… Je vous serais obligé de me prêter un rasoir.

Je l'emmenai dans ma chambre à coucher, que je mis à sa disposition. Au bout d'une demi-heure il en sortit un personnage que j'eus peine à reconnaître. Seuls ses yeux vrilleurs et avides étaient les mêmes. Il avait rasé barbe et moustaches, fait une raie de milieu et taillé ses sourcils. De plus il se tenait comme à la parade, et représentait, y inclus le teint basané, le vrai type de l'officier britannique resté longtemps aux Indes. Il tira aussi un monocle, qu'il s'incrusta dans l'orbite, et toute trace d'américanisme avait disparu de son langage.

– Ma parole! Mr Scudder…, bégayai-je.

– Plus Mr Scudder, rectifia-t-il; le capitaine Théophilus Digby, du 40ème Gourkhas, actuellement en congé dans ses foyers. Je vous serais obligé, monsieur, de vous en souvenir.

Je lui improvisai un lit dans mon fumoir, et gagnai moi-même ma couche, plus joyeux que je ne l'avais été depuis un mois. Il arrive tout de même quelquefois des choses, dans cette métropole de malheur!

Je fus réveillé le lendemain matin par un tapage du diable que faisait mon valet Paddock en s'acharnant sur la porte du fumoir. Ce Paddock était un garçon que j'avais tiré d'affaire là-bas, dans le Selawki, et emmené comme domestique lors de mon retour en Angleterre. Il s'exprimait avec l'élégance d'un hippopotame, et n'entendait pas grand-chose à son service, mais je pouvais du moins compter sur sa fidélité.

– Assez de chahut, Paddock, lui dis-je. Il y a un ami à moi, le capitaine… le capitaine (je n'arrivais pas à retrouver son nom) en train de pioncer là-dedans. Apprête le petit déjeuner pour deux et reviens ensuite me parler.

Je racontai à mon Paddock une belle histoire comme quoi mon ami, «une grosse légume», avait les nerfs très abîmés par l'excès de travail, et qu'il lui fallait un repos et une tranquillité absolus. Personne ne devait le savoir chez moi, ou sinon il se verrait assailli de communications du secrétariat des Indes et du premier ministre, et adieu sa cure de repos. Je dois dire que Scudder joua son rôle à merveille, lors du petit déjeuner. Il fixa Paddock à travers son monocle, tel un vrai officier anglais, l'interrogea sur la guerre des Boers, et me sortit un tas de boniments sur des copains de fantaisie. Paddock n'était jamais parvenu à me dire «sir», mais à Scudder il en donna comme si sa vie en dépendait.