– Eh non! madame! pas encore!»
C'était une charmante jeune femme que cette jeune Lé-ou.
Jolie, même pour des yeux européens, blanche et non jaune, elle avait de doux yeux se relevant à peine vers les tempes, des cheveux noirs ornés de quelques fleurs de pêcher fixées par des épingles de jade vert, des dents petites et blanches, des sourcils à peine estompés d'une fine touche d'encre de Chine. Elle ne mettait ni crépi de miel et de blanc d'Espagne sur ses joues, ainsi que le font généralement les beautés du Céleste Empire, ni rond de carmin sur sa lèvre inférieure, ni petite raie verticale entre les deux yeux, ni aucune couche de ce fard, dont la cour impériale dépense annuellement pour dix millions de sapèques. La jeune veuve n'avait que faire de ces ingrédients artificiels. Elle sortait peu de sa maison de Cha-Coua, et, dès lors, pouvait dédaigner ce masque, dont toute femme chinoise fait usage hors de chez elle.
Quant à la toilette de Lé-ou, rien de plus simple et de plus élégant. Une longue robe à quatre fentes, ourlée d'un large galon brodé, sous cette robe une jupe plissée, à la taille un plastron agrémenté de soutaches en filigranes d'or, un pantalon rattaché à la ceinture et se nouant sur la chaussette de soie nankin, de jolies pantoufles ornées de perles: il n'en fallait pas plus à la jeune veuve pour être charmante, si l'on ajoute que ses mains étaient fines et qu'elle conservait ses ongles, longs et rosés, dans de petits étuis d'argent, ciselés avec un art exquis.
Et ses pieds? Eh bien, ses pieds étaient petits, non par suite de cette coutume de déformation barbare qui tend heureusement à se perdre, mais parce que la nature les avait faits tels. Cette mode dure depuis sept cents ans déjà, et elle est probablement due à quelque princesse estropiée. Dans son application la plus simple, opérant la flexion de quatre orteils sous la plante, tout en laissant le calcaneum intact, elle fait de la jambe une sorte de tronc de cône, gêne absolument la marche, prédispose à l'anémie et n'a pas même pour raison d'être, comme on a pu le croire, la jalousie des époux. Aussi s'en va-t-elle de jour en jour, depuis la conquête tartare. Maintenant, on ne compte pas trois Chinoises sur dix, ayant été soumises dès le premier âge à cette suite d'opérations douloureuses, qui entraînent la déformation du pied.
«Il n'est pas possible qu'une lettre n'arrive pas aujourd'hui! dit encore Lé-ou. Voyez donc, vieille mère.
– C'est tout vu!» répondit fort irrespectueusement Mlle Nan, qui sortit de la chambre en grommelant.
Lé-ou voulut alors travailler pour se distraire un peu.
C'était encore penser à Kin-Fo, puisqu'elle lui brodait une paire de ces chaussures d'étoffe, dont la fabrication est presque uniquement réservée à la femme dans les ménages chinois, à quelque classe qu'elle appartienne.
Mais l'ouvrage lui tomba bientôt des mains. Elle se leva, prit dans une bonbonnière deux ou trois pastèques, qui craquèrent sous ses petites dents, puis elle ouvrit un livre, le Nushun, ce code d'instructions dont toute honnête épouse doit faire sa lecture habituelle.
«De même que le printemps est pour le travail la saison favorable, de même l'aube est le moment le plus propice de la journée.
«Levez-vous de bonne heure, ne vous laissez pas aller aux douceurs du sommeil.
«Soignez le mûrier et le chanvre.
«Filez avec zèle la soie et le coton.
«La vertu des femmes est dans l'activité et l'économie.
«Les voisins feront votre éloge…»
Le livre se ferma bientôt. La tendre Lé-ou ne songeait même pas à ce qu'elle lisait.
«Où est-il? se demanda-t-elle. Il a dû aller à Canton! Est-il de retour à Shang-Haï? Quand arrivera-t-il à Péking? La mer lui a-t-elle été propice? Que la déesse Koanine lui vienne en aide!»
Ainsi disait l'inquiète jeune femme. Puis, ses yeux se portèrent distraitement sur un tapis de table, artistement fait de mille petits morceaux rapportés, une sorte de mosaïque d'étoffe à la mode portugaise, où se dessinaient le canard mandarin et sa famille, symbole de la fidélité.
Enfin elle s'approcha d'une jardinière et cueillit une fleur au hasard.
«Ah! dit-elle, ce n'est pas la fleur du saule vert, emblème du printemps, de la jeunesse et de la joie! C'est le jaune chrysanthème, emblème de l'automne et de la tristesse!»
Elle voulut réagir contre l'anxiété qui, maintenant, l'envahissait tout entière. Son luth était là; ses doigts en firent résonner les cordes; ses lèvres murmurèrent les premières paroles du chant des «Mains-unies», mais elle ne put continuer.
«Ses lettres, pensait-elle, n'avaient pas de retard autrefois! je les lisais, l'âme émue! Ou bien, au lieu de ces lignes qui ne s'adressaient qu'à mes yeux, c'était sa voix même que je pouvais entendre! Là, cet appareil me parlait comme s'il eût été près de moi!»
Et Lé-ou regardait un phonographe, posé sur un guéridon de laque, en tout semblable à celui dont Kin-Fo se servait à Shang-Haï. Tous deux pouvaient ainsi s'entendre ou plutôt entendre leurs voix, malgré la distance qui les séparait… Mais, aujourd'hui encore, comme depuis quelques jours, l'appareil restait muet et ne disait plus rien des pensées de l'absent.
En ce moment, la vieille mère entra.
«La voilà, votre lettre!» dit-elle.
Et Nan sortit, après avoir remis à Lé-ou une enveloppe timbrée de Shang-Haï.
Un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Ses yeux brillèrent d'un plus vif éclat.
Elle déchira l'enveloppe, rapidement, sans prendre le temps de la contempler, ainsi qu'elle avait l'habitude de le faire…
Ce n'était point une lettre que contenait cette enveloppe, mais un de ces papiers à rainures obliques, qui, ajustés dans l'appareil phonographique, reproduisent toutes les inflexions de la voix humaine.
«Ah! j'aime encore mieux cela! s'écria joyeusement Lé-ou. je l'entendrai, au moins!»
Le papier fut placé sur le rouleau du phonographe, qu'un mouvement d'horlogerie fit aussitôt tourner, et Lé-ou, approchant son oreille, entendit une voix bien connue qui disait: «Petite sœur cadette, la ruine a emporté mes richesses comme le vent d'est emporte les feuilles jaunies de l'automne! Je ne veux pas faire une misérable en l'associant à ma misère! Oubliez celui que dix mille malheurs ont frappé!
«Votre désespéré KIN-FO!»
Quel coup pour la jeune femme! Une vie plus amère que l'amère gentiane l'attendait maintenant. Oui! le vent d'or emportait ses dernières espérances avec la fortune de celui qu'elle aimait! L'amour que Kin-Fo avait pour elle s'était-il donc à jamais envolé! Son ami ne croyait-il qu'au bonheur que donne la richesse! Ah! pauvre Lé-ou! Elle ressemblait maintenant au cerf-volant dont le fil casse, et qui retombe brisé sur le sol!
Nan, appelée, entra dans la chambre, haussa les épaules et transporta sa maîtresse sur son «hang»! Mais, bien que ce fût un de ces lits-poêles, chauffés artificiellement, combien sa couche parut froide à l'infortunée Lé-ou! Que les cinq veilles de cette nuit sans sommeil lui semblèrent longues à passer!
VI QUI DONNERA PEUT-ÊTRE AU LECTEUR L'ENVIE D'ALLER FAIRE UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE»
Le lendemain, Kin-Fo, dont le dédain pour les choses de ce monde ne se démentit pas un instant, quitta seul son habitation. De son pas toujours égal, il descendit la rive droite du Creek. Arrivé au pont de bois, qui met la concession anglaise en communication avec la concession américaine, il traversa la rivière et se dirigea vers une maison d'assez belle apparence, élevée entre l'église des Missions et le consulat des États-Unis.