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Le philosophe l'avait écouté gravement, jetant à la dérobée quelque rapide regard sur le portrait du roi Taï-ping, qui ornait sa chambre, portrait dont il devait hériter, – ce qu'il ignorait encore.

«Tu ne reculeras pas devant cette obligation que tu vas prendre de me frapper?» demanda Kin-Fo.

Wang, d'un geste, indiqua qu'il n'en était pas à cela près!

Il en avait vu bien d'autres, lorsqu'il s'insurgeait sous les bannières des Taï-ping! Mais il ajouta, en homme qui veut, cependant, épuiser toutes les objections avant de s'engager.

«Ainsi tu renonces aux chances que le Vrai Maître t'avait réservées d'atteindre l'extrême vieillesse!

– J'y renonce.

– Sans regrets?

– Sans regrets! répondit Kin-Fo. Vivre vieux! Ressembler à quelque morceau de bois qu'on ne peut plus sculpter!

Riche, je ne le désirais pas. Pauvre, je le veux encore moins!

– Et la jeune veuve de Péking? dit Wang. Oublies-tu le proverbe: la fleur avec la fleur, le saule avec le saule! L'entente de deux cœurs fait cent années de printemps!…

– Contre trois cents années d'automne, d'été et d'hiver! répondit Kin-Fo, en haussant les épaules. Non! Lé-ou, pauvre, serait misérable avec moi! Au contraire, ma mort lui assure une fortune.

– Tu as fait cela?

– Oui, et toi-même, Wang, tu as cinquante mille dollars placés sur ma tête.

– Ah! fit simplement le philosophe, tu as réponse à tout.

– A tout, même à une objection que tu ne m'as pas encore faite.

– Laquelle?

– Mais… le danger que tu pourrais courir, après ma mort, d'être poursuivi pour assassinat.

– Oh! fit Wang, il n'y a que les maladroits ou les poltrons qui se laissent prendre! D'ailleurs, où serait le mérite de te rendre ce dernier service, si je ne risquais rien!

– Non pas, Wang! je préfère te donner toute sécurité à cet égard. Personne ne songera à t'inquiéter!»

Et, ce disant, Kin-Fo s'approcha d'une table, prit une feuille de papier, et, d'une écriture nette, il traça les lignes suivantes:

«C'est volontairement que je me suis donné la mort, par dégoût et lassitude de la vie.

«KIN-FO.»

Et il remit le papier à Wang.

Le philosophe le lut d'abord tout bas; puis, il le relut à voix haute. Cela fait, il le plia soigneusement et le plaça dans un carnet de notes qu'il portait toujours sur lui.

Un second éclair avait allumé son regard.

«Tout cela est sérieux de ta part? dit-il en regardant fixement son élève.

– Très sérieux.

– Ce ne le sera pas moins de la mienne.

– J'ai ta parole?

– Tu l'as.

– Donc, avant le 25 juin au plus tard, j'aurai vécu?…

– Je ne sais si tu auras vécu dans le sens où tu l'entends, répondit gravement le philosophe, mais, à coup sûr, tu seras mort!

– Merci et adieu, Wang.

– Adieu, Kin-Fo.»

Et, là-dessus, Kin-Fo quitta tranquillement la chambre du philosophe.

IX DONT LA CONCLUSION, QUELQUE SINGULIÈRE QU'ELLE SOIT, NE SURPRENDRA PEUT-ÊTRE PAS LE LECTEUR

«Eh bien, Craig-Fry? disait le lendemain l'honorable William J. Bidulph aux deux agents qu'il avait spécialement chargés de surveiller le nouveau client de la Centenaire.

– Eh bien, répondit Craig, nous l'avons suivi hier pendant toute une longue promenade qu'il a faite dans la campagne de Shang-Haï…

– Et il n'avait certainement point l'air d'un homme qui songe à se tuer, ajouta Fry.

– La nuit était venue, nous l'avons escorté jusqu'à sa porte…

– Que nous n'avons pu malheureusement franchir.

– Et ce matin? demanda William J. Bidulph.

– Nous avons appris, répondit Craig, qu'il se portait…

– Comme le pont de Palikao», ajouta Fry.

Les agents Craig et Fry, deux Américains pur sang, deux cousins au service de la Centenaire, ne formaient absolument qu'un être en deux personnes. Impossible d'être plus complètement identifiés l'un à l'autre, au point que celui-ci finissait invariablement les phrases que celui- là commençait, et réciproquement. Même cerveau, mêmes pensées, même cœur, même estomac, même manière d'agir en tout. Quatre mains, quatre bras, quatre jambes à deux corps fusionnés. En un mot, deux frères Siamois, dont un audacieux chirurgien aurait tranché la suture.

«Ainsi, demanda William J. Bidulph, vous n'avez pas encore pu pénétrer dans la maison?

– Pas… dit Craig.

– Encore, dit Fry.

– Ce sera difficile, répondit l'agent principal. Il le faudra pourtant. Il s'agit pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi de ne pas perdre deux cent mille dollars! Donc, deux mois de surveillance et peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police!

– Il a un domestique… dit Craig.

– Que l'on pourrait peut-être avoir…, dit Fry.

– Pour apprendre tout ce qui se passe… continua Craig.

– Dans la maison de Shang-Haï! acheva Fry.

– Humph! fit William J. Bidulph. Engluez-moi le domestique. Achetez-le. Il doit être sensible au son des taëls. Les taëls ne vous manqueront pas. Lors même que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que comporte l'étiquette chinoise, épuisez-les. Vous n'aurez point à regretter vos peines.

– Ce sera… dit Craig.

– Fait», répondit Fry.

Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre en relation avec Soun. Or, Soun n'était pas plus homme à résister à l'appât séduisant des taëls qu'à l'offre courtoise de quelques verres de liqueurs américaines.

Craig-Fry surent donc par Soun tout ce qu'ils avaient intérêt à savoir, ce qui se réduisait à ceci: Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre?

Non, si ce n'est peut-être qu'il rudoyait moins son fidèle valet, que les ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait moins souvent ses épaules.

Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive?

Point, car il n'appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces outils meurtriers.

Que mangeait-il à ses repas?

Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste cuisine des Célestials.

A quelle heure se levait-il?

Dès la cinquième veille, au moment où l'aube, à l'appel des coqs, blanchissait l'horizon.

Se couchait-il de bonne heure?

A la deuxième veille, comme il avait toujours eu l'habitude de le faire, à la connaissance de Soun.

Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie?

Ce n'était point un homme positivement enjoué. Oh non!