Kin-Fo était donc de fort mauvaise humeur, car il semblait que tout conspirât contre lui.
Aussi, de quelle façon il reçut Soun, lorsque celui-ci vint, comme à l'ordinaire, l'aider à sa toilette du matin.
«Va au diable! s'écria-t-il. Que dix mille coups de pied te servent de gages, animal!
– Mais, mon maître…
– Va-t'en, te dis-je!
– Eh bien, non! répondit Soun, pas avant, du moins, de vous avoir appris…
– Quoi?
– Que M. Wang…
– Wang! Qu'a-t-il fait, Wang? répliqua vivement Kin-Fo, en saisissant Soun par sa queue! Qu'a-t-il fait?
– Mon maître! répondit Soun, qui se tortillait comme un ver, il nous a donné ordre de transporter le cercueil de monsieur dans le pavillon de Longue Vie, et…
– Il a fait cela! s'écria Kin-Fo, dont le front rayonna. Va, Soun, va, mon ami! Tiens! voilà dix taëls pour toi, et surtout qu'on exécute en tous points les ordres de Wang!»
Là-dessus, Soun s'en alla, absolument abasourdi, et répétant: «Décidément mon maître est devenu fou, mais, du moins, il a la folie généreuse!»
Cette fois, Kin-Fo n'en pouvait plus douter. Le Taï-ping voulait le frapper dans ce pavillon de Longue Vie où lui-même avait résolu de mourir. C'était comme un rendez-vous qu'il lui donnait là. Il n'aurait garde d'y manquer. La catastrophe était imminente.
Combien la journée parut longue à Kin-Fo! L'eau des horloges ne semblait plus couler avec sa vitesse normale!
Les aiguilles flânaient sur leur cadran de jade!
Enfin, la première veille laissa le soleil disparaître sous l'horizon, et la nuit se fit peu à peu autour du yamen.
Kin-Fo alla s'installer dans le pavillon, dont il espérait ne plus sortir vivant. Il s'étendit sur un divan moelleux, qui semblait fait pour les longs repos, et il attendit.
Alors, les souvenirs de son inutile existence repassèrent dans son esprit, ses ennuis, ses dégoûts, tout ce que la richesse n'avait pu vaincre, tout ce que la pauvreté aurait accru encore!
Un seul éclair illuminait cette vie, qui avait été sans attrait dans sa période opulente, l'affection que Kin-Fo avait ressentie pour la jeune veuve. Ce sentiment lui remuait le cœur, au moment où ses derniers battements allaient cesser. Mais, faire la pauvre Lé-ou misérable avec lui, jamais!
La quatrième veille, celle qui précède le lever de l'aube, et pendant laquelle il semble que la vie universelle soit comme suspendue, cette quatrième veille s'écoula pour Kin-Fo dans les plus vives émotions. Il écoutait anxieusement. Ses regards fouillaient l'ombre. Il tâchait de surprendre les moindres bruits. Plus d'une fois, il crut entendre gémir la porte, poussée par une main prudente.
Sans doute Wang espérait le trouver endormi et le frapperait dans son sommeil!
Et, alors, une sorte de réaction se faisait en lui. Il craignait et désirait à la fois cette terrible apparition du Taï-ping.
L'aube blanchit les hauteurs du zénith avec la cinquième veille. Le jour se fit lentement.
Soudain, la porte du salon s'ouvrit.
Kin-Fo se redressa, ayant plus vécu dans cette dernière seconde que pendant sa vie tout entière!…
Soun était devant lui, une lettre à la main.
«Très pressée!» dit simplement Soun.
Kin-Fo eut comme un pressentiment. Il saisit la lettre, qui portait le timbre de San Francisco, il en déchira l'enveloppe, il la lut rapidement, et, s'élançant hors du pavillon de Longue Vie.
«Wang! Wang!» cria-t-il.
En un instant, il arrivait à la chambre du philosophe et en ouvrait brusquement la porte.
Wang n'était plus là. Wang n'avait pas couché dans l'habitation, et, lorsque, aux cris de Kin-Fo, ses gens eurent fouillé tout le yamen, il fut évident que Wang avait disparu sans laisser de traces.
X DANS LEQUEL CRAIG ET FRY SONT OFFICIELLEMENT PRÉSENTÉS AU NOUVEAU CLIENT DE LA «CENTENAIRE»
«Oui, monsieur Bidulph, un simple coup de Bourse, un coup à l'américaine!» dit Kin-Fo à l'agent principal de la compagnie d'assurances.
L'honorable William J. Bidulph sourit en connaisseur.
«Bien joué, en effet, car tout le monde y a été pris, dit-il.
– Même mon correspondant! répondit Kin-Fo. Fausse cessation de paiements, monsieur, fausse faillite, fausse nouvelle! Huit jours après, on payait à guichets ouverts.
L'affaire était faite. Les actions, dépréciées de quatre-vingts pour cent, avaient été rachetées au plus bas par la Centrale Banque, et, lorsqu'on vint demander au directeur ce que donnerait la faillite: – «Cent soixante-quinze pour cent!» répondit-il d'un air aimable. Voilà ce que m'a écrit mon correspondant dans cette lettre arrivée ce matin même, au moment où, me croyant absolument ruiné…
– Vous alliez attenter à votre vie? s'écria William J. Bidulph.
– Non, répondit Kin-Fo, au moment où j'allais être probablement assassiné.
– Assassiné!
– Avec mon autorisation écrite, assassinat convenu, juré, qui vous eût coûté…
– Deux cent mille dollars, répondit William J. Bidulph, puisque tous les cas de mort étaient assurés. Ah! nous vous aurions bien regretté, cher monsieur…
– Pour le montant de la somme?…
– Et les intérêts!»
William J. Bidulph prit la main de son client et la secoua cordialement, à l'américaine.
«Mais je ne comprends pas… ajouta-t-il.
– Vous allez comprendre», répondit Kin-Fo.
Et il fit connaître la nature des engagements pris envers lui par un homme en qui il devait avoir toute confiance. Il cita même les termes de la lettre que cet homme avait en poche, lettre qui le déchargeait de toute poursuite et lui garantissait toute impunité. Mais, chose très grave, la promesse faite serait accomplie, la parole donnée serait tenue, nul doute à cet égard.
«Cet homme est un ami? demanda l'agent principal.
– Un ami, répondit Kin-Fo.
– Et alors, par amitié?…
– Par amitié et, qui sait? peut-être aussi par calcul! Je lui ai fait assurer cinquante mille dollars sur ma tête.
– Cinquante mille dollars! s'écria William J. Bidulph. C'est donc le sieur Wang?
– Lui-même.
– Un philosophe! jamais il ne consentira…»
Kin-Fo allait répondre: «Ce philosophe est un ancien Taï-ping. Pendant la moitié de sa vie, il a commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour ruiner la Centenaire, si tous ceux qu'il a frappés avaient été ses clients! Depuis dix-huit ans, il a su mettre un frein à ses instincts farouches; mais, aujourd'hui que l'occasion lui est offerte, qu'il me croit ruiné, décidé à mourir, qu'il sait, d'autre part, devoir gagner à ma mort une petite fortune, il n'hésitera pas…» Mais Kin-Fo ne dit rien de tout cela. C'eût été compromettre Wang, que William J. Bidulph n'aurait peut-être pas hésité à dénoncer au gouverneur de la province comme un ancien Taï-ping. Cela sauvait Kin-Fo, sans doute, mais c'était perdre le philosophe.
«Eh bien, dit alors l'agent de la compagnie d'assurances, il y a une chose très simple à faire!