Le moment vint enfin où les jeunes servantes apportèrent, non pas de ces bols à la mode européenne, qui contiennent un liquide parfumé, mais des serviettes imbibées d'eau chaude, que chacun des convives se passa sur la figure avec la plus extrême satisfaction.
Ce n'était toutefois qu'un entracte dans le repas, une heure de farniente, dont la musique allait remplir les instants.
En effet, une troupe de chanteuses et d'instrumentistes entra dans le salon. Les chanteuses étaient jeunes, jolies, de tenue modeste et décente. Mais quelle musique et quelle méthode! Des miaulements, des gloussements, sans mesure et sans tonalité, s'élevant en notes aiguës jusqu'aux dernières limites de perception du sens auditif! Quant aux instruments, violons dont les cordes s'enchevêtraient dans les fils de l'archet, guitares recouvertes de peaux de serpent, clarinettes criardes, harmonicas ressemblant à de petits pianos portatifs, ils étaient dignes des chants et des chanteuses, qu'ils accompagnaient à grand fracas.
Le chef de ce charivarique orchestre avait remis en entrant le programme de son répertoire. Sur un geste de l'amphitryon, qui lui laissait carte blanche, ses musiciens jouèrent le Bouquet des dix Fleurs, morceau très à la mode alors, dont raffolait le beau monde.
Puis, la troupe chantante et exécutante, bien payée d'avance, se retira, non sans emporter force bravos, dont elle alla faire encore une importante récolte dans les salons voisins.
Les six convives quittèrent alors leur siège, mais uniquement pour passer d'une table à une autre, – ce qu'ils firent non sans grandes cérémonies et compliments de toutes sortes.
Sur cette seconde table, chacun trouva une petite tasse à couvercle, agrémentée du portrait de Bôdhidharama, le célèbre moine bouddhiste, débout sur son radeau légendaire. Chacun reçut aussi une pincée de thé, qu'il mit infuser, sans sucre, dans l'eau bouillante que contenait sa tasse, et qu'il but presque aussitôt.
Quel thé! Il n'était pas à craindre que la maison Gibb-Gibb amp; Co., qui l'avait fourni, l'eût falsifié par le mélange malhonnête de feuilles étrangères, ni qu'il eût déjà subi une première infusion et ne fût plus bon qu'à balayer les tapis, ni qu'un préparateur indélicat l'eût teint en jaune avec la curcumine ou en vert avec le bleu de Prusse!
C'était le thé impérial dans toute sa pureté. C'étaient ces feuilles précieuses semblables à la fleur elle-même, ces feuilles de la première récolte du mois de mars, qui se fait rarement, car l'arbre en meurt, ces feuilles, enfin, que de jeunes enfants, aux mains soigneusement gantées, ont seuls le droit de cueillir!
Un Européen n'aurait pas eu assez d'interjections laudatives pour célébrer cette boisson, que les six convives humaient à petites gorgées, sans s'extasier autrement, – en connaisseurs qui en avaient l'habitude.
C'est que ceux-ci, il faut le dire, n'en étaient plus à apprécier les délicatesses de cet excellent breuvage. Gens de la bonne société, richement vêtus de la «han-chaol», légère chemisette, du «ma-coual», courte tunique, de la «haol», longue robe se boutonnant sur le côté; ayant aux pieds babouches jaunes et chaussettes piquées, aux jambes pantalons de soie que serrait à la taille une écharpe à glands, sur la poitrine le plastron de soie finement brodé, l'éventail à la ceinture, ces aimables personnages étaient nés au pays même où l'arbre à thé donne une fois l'an sa moisson de feuilles odorantes. Ce repas, dans lequel figuraient des nids d'hirondelle, des holothuries, des nerfs de baleine, des ailerons de requin, ils l'avaient savouré comme il le méritait pour la délicatesse de ses préparations; mais son menu, qui eût étonné un étranger, n'était pas pour les surprendre.
En tout cas, ce à quoi ne s'attendaient ni les uns ni les autres, ce fut la communication que leur fit l'amphitryon, au moment où ils allaient enfin quitter la table. Pourquoi celui-ci les avait traités, ce jour-là, ils l'apprirent alors.
Les tasses étaient encore pleines. Au moment de vider la sienne pour la dernière fois, l'indifférent, s'accoudant sur la table, les yeux perdus dans le vague, s'exprima en ces termes: «Mes amis, écoutez-moi sans rire. Le sort en est jeté. Je vais introduire dans mon existence un élément nouveau, qui en dissipera peut-être la monotonie! Sera-ce un bien, sera-ce un mal? l'avenir me l'apprendra. Ce dîner, auquel je vous ai conviés, est mon dîner d'adieu à la vie de garçon. Dans quinze jours, je serai marié, et…
– Et tu seras le plus heureux des hommes! s'écria l'optimiste. Regarde! Les pronostics sont pour toi!»
En effet, tandis que les lampes crépitaient en jetant de pâles lueurs, les pies jacassaient sur les arabesques des fenêtres, et les petites feuilles de thé flottaient perpendiculairement dans les tasses. Autant d'heureux présages qui ne pouvaient tromper!
Aussi, tous de féliciter leur hôte, qui reçut ces compliments avec la plus parfaite froideur. Mais, comme il ne nomma pas la personne, destinée au rôle d'«élément nouveau», dont il avait fait choix, aucun n'eut l'indiscrétion de l'interroger à ce sujet.
Cependant, le philosophe n'avait pas mêlé sa voix au concert général des félicitations. Les bras croisés, les yeux à demi clos, un sourire ironique sur les lèvres, il ne semblait pas plus approuver les complimenteurs que le complimenté.
Celui-ci se leva alors, lui mit la main sur l'épaule, et, d'une voix qui semblait moins calme que d'habitude: «Suis-je donc trop vieux pour me marier? lui demanda-t-il.
– Non.
– Trop jeune?
– Pas davantage.
– Tu trouves que j'ai tort?
– Peut-être!
– Celle que j'ai choisie, et que tu connais, a tout ce qu'il faut pour me rendre heureux.
– Je le sais.
– Eh bien?…
– C'est toi qui n'as pas tout ce qu'il faut pour l'être! S'ennuyer seul dans la vie, c'est mauvais! S'ennuyer à deux, c'est pire!
– Je ne serai donc jamais heureux?…
– Non, tant que tu n'auras pas connu le malheur!
– Le malheur ne peut m'atteindre!
– Tant pis, car alors tu es incurable!
– Ah! ces philosophes! s'écria le plus jeune des convives. Il ne faut pas les écouter. Ce sont des machines à théories! Ils en fabriquent de toute sorte! Pure camelote, qui ne vaut rien à l'user! Marie-toi, marie-toi, ami! J'en ferais autant, si je n'avais fait vœu de ne jamais rien faire! Marie-toi, et, comme disent nos poètes, puissent les deux phénix t'apparaître toujours tendrement unis! Mes amis, je bois au bonheur de notre hôte!
– Et moi, répondit le philosophe, je bois à la prochaine intervention de quelque divinité protectrice, qui, pour le rendre heureux, le fasse passer par l'épreuve du malheur!»